Pacôme Thiellement
Publié le 29/04/2014

Travail, Famille, Freak Show


La question de la famille ne se poserait pas si l’homme était capable de subvenir seul à ses besoins. La question de la famille ne se poserait pas si l’homme pouvait, seul, s’en sortir. Or, à mesure que nous avançons dans l’Histoire, une minorité toujours plus petite devient toujours plus riche alors que la majorité de l’Humanité est plongée dans une misère de plus en plus grande. Que le jovial Pascal Lamy propose désormais d’accumuler les jobs en dessous du SMIC alors que les super-riches se sont encore enrichis jusqu’à l’obscénité ne doit donc étonner personne : cette « crise » n’est pas une anomalie historique, ce n’est pas une erreur ; c’est étudié pour ; c’est la règle stricte de leur monde infernal.

Du coup, la zone de compensation, ou le service après-vente inventé par ce monde, a été la « grande famille de l’Etat » – un peu comme naguère la « grande famille du cinéma » – des maffias au sens le plus strict du terme : des « familles » de substitution, attendu que l’homme n’est toujours pas payé pour son travail (et il le sera de moins en moins) mais nourri de subventions en raison d’une allégeance qui le permet, en contrepartie, de travailler. Famille d’un côté, patrie de l’autre, pétainisme partout : nous sommes maudits ! « Tracas, famine, patrouille » disait Léon-Paul Fargue. Ou plutôt, il faudrait citer Groucho Marx en hôtelier devant les grooms non-payés de Coconuts : « Le salaire est la base de l’esclavage des prolétaires – et je veux que vous soyez libres. » Nous travaillons, mais nous ne sommes pas payés, nous appartenons, soit à la famille, soit à la patrie. Du coup, face à cette double impasse, il est temps de trouver une solution. Celle-ci est, et a toujours été, la Famille des Freaks, la « Tod Browing & Schlitzie Appreciation Society », la Parade des Monstres – l’Utopie.

Aujourd’hui, il est impossible de regarder Freaks (1932) sans pleurer. Certes, nous avons déjà presque totalement perdus les monstres eux-mêmes, suite à un eugénisme scientifique strict qui ne dit pas son nom et qui, déjà à l’époque de Browning, se proposait de débarrasser les familles américaines de ces « êtres encombrants ». Nous avons perdu les hommes-limaces qui allumaient leurs cigarettes avec leurs lèvres, les sœurs siamoises qui jouaient ensemble de deux saxophones sopranos et surtout les pinheads androgynes microcéphales au langage mystérieux et qui se collaient contre vous pour un câlin protecteur. Mais nous avons surtout perdu ce qui les reliait, cette relation magique, au-delà de l’amitié, qui tient au sentiment d’étrangeté réciproque et qui devrait toujours être la source des amours humains. Nous avons perdus leur de la solidarité cosmique, leur espèce de rosicrucianisme d’opérette, leur maçonnerie bricolée de forains : « We accept you ! We accept you ! One of us ! One of us ! Gobble-Gobble ! Gobble-Gobble ! » En perdant les freaks, c’est nous que nous avons perdus. Nous avons perdu ce que nous avions de plus beau, de plus noble, de plus juste.

Nous devons retrouver la solidarité des monstres, cette façon de ne jamais voir la Terre que comme un territoire hostile sur lequel les bizarres doivent s’entraider pour survivre. Nous devons recommencer à voir la Terre comme la route des pèlerinages de la parade des monstres et des forains, dont chaque lieu n’est qu’une étape et la géographie d’une épreuve, comme dans la série Carnivàle de Daniel Knauf (2003-2005). Plus que jamais, nous sommes pris en sandwich par une fausse gauche et une vraie droite, appels à choisir entre une fausse démocratie et une vraie dictature. Refusons ce chantage. Reconstruisons la Famille des Freaks ; notre famille.

Pacôme Thiellement, né en 1975. Ecrit des essais mêlant pop culture et tradition ésotérique. Dernières parutions : Tous les chevaliers sauvages (consacré à Hara-Kiri, éd. Philippe Rey, 2012) et Pop Yoga (éd. Sonatine, 2013). A aussi co-réalisé une cinquantaine de films avec Thomas Bertay. Prépare avec ce dernier un long-métrage sur Zappa et les Freaks nommé Rituel de décapitation du Pape. (www.popedecapitation.com). 

 

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Le 23 juillet 2015 à 08:30

Gros sur la patate

Pubologie pour tous

On pourrait croire que cette publicité n’est rien d’autre qu’un tableau niais, absurde et clichetonnant d’un bonheur familial parfait tel qu’on en rêvait dans des temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Eh bien c’est plus ou moins le cas. Car ce spot est en fait une reprise de ce spot, datant de 1976. Et puisque la publicité est un miroir de la société, menons une analyse comparative des deux versions pour en tirer des conclusions sur l’évolution (ou la non-évolution) de la société. On notera par exemple, que l’on fait moins d’enfants en 2011 qu’en 1976 : 3 contre 6. Les deux restant cependant au-dessus du taux de fécondité français. Car chez nous, au moins depuis Pétain, une famille parfaite est une famille nombreuse. C’est aussi toujours Madame, en rose, qui cuisine, même si Monsieur, en bleu, est présent en 2011, alors qu’il est absent en 1976. Pour ça, merci les 35 heures ! On remarque ensuite des changements dans les préoccupations des parents. Dans les années 1970, Madame fait de la purée Bidule car elle est « sûre que tout le monde en reprend ». Puis l’obésité est passée par là, 3 des enfants de la première pub sont morts avant 40 ans d’une maladie cardiovasculaire, et l’on s’est mis à privilégier la qualité à la quantité. En 2011, Madame est « sûre de ce qu’il y a dedans », mais aussi, heureusement, « sûre que tout le monde est content ». Ben oui, 35 ans ont passé, mais le rôle de bobonne est toujours le même : contenter Monsieur et ses petits chérubins. Mais comment fait-on pour savoir aussi précisément ce que les gens attendent de la vie et de la purée lyophilisée en 2011 ? Eh bien, on n’a pas trouvé de meilleure idée que de le leur demander. Alors on a plusieurs façons de faire bien sûr. Dans le cas de ce chef-d’œuvre audiovisuel, il est fort probable qu’on ait réuni dans la même salle une petite dizaine de mamans avec deux points communs. D’une part, elles font de la purée lyophilisée à leurs enfants, et d’autre part, elles ont du temps à perdre pour des études consommateurs. Face à ces femmes, un spécialiste hautement qualifié (comprendre : un étudiant en psychologie) observe, relance et oriente la discussion, qui sera enregistrée et décortiquée pour trouver LA vérité de ce que vivent au quotidien les consommateurs de purée lyophilisée. Non, bien sûr que non n’attend pas que le consommateur nous donne une idée. Non. Bon, d’accord, quand, à la 12ème minute, Madame Duchemin a glissé un « ben une chose est sûre hein, quand je fais de la purée Bidule, je suis sûre de ce qu’il y a dedans ! », ça ressemblait à l’idée qu’on a eue, mais ça n’a fait que révéler une solution qu’on avait déjà à l’esprit sans le savoir. Bon par contre, je mettrais ma main à couper que pourtant, personne n’a dit « ben une chose est sûre, moi quand on me prend pour une cruche, ça me donne envie d’acheter de la purée Bidule !»

Le 21 décembre 2010 à 12:57

Laissez Noël en paix (réactualisé)

Conseil Citoyen 6

Nous voilà en décembre et ton moral en berne Face au jeu malicieux de ceux qui nous gouvernent Te fait conjecturer que pour le réveillon Tes rejetons n’auront ni cadeau ni bonbon, Que seuls de pauvres trous rempliront leurs chaussettes, Que tu n’auras pour feu que quelques allumettes Et que le seul sapin restant à décorer Ce sera ton cercueil et ses quatre poignées.   Arrête-là, veux-tu  et redresse la tête Surtout pour ce qui est de préparer les fêtes. Ne sais-tu pas, l’ami, que la nuit de Noël, Avec tous ses présents et sa bonne nouvelle,C’est l’arnaque du siècle et le baise couillon Le plus élaboré pour prendre ton pognon ? Si tu crains de sombrer au cœur de la tourmente Ne va pas te mêler aux masses consommantes. Il y a des moyens pour remplir une hotte Qui ne coûtent pas plus qu’une boîte de crottes.   Surtout pour ce qui est des tout petits enfants, Je veux parler de ceux qui ont moins de trois ans. Dis-toi bien que ceux-là ne savent pas du tout Si Noël est en mai, en décembre ou en août. C’est donc quand tu le veux, si tu veux bien le faire Et il en va de même à leur anniversaire. Et si pour eux quelqu’un te donne des étrennes Tu les mets dans ta poche et puis tu les fais tiennes.   A partir de trois ans et disons jusqu’à sept Si tu ne donnes rien, ils te feront la tête. Alors n’hésite-pas, vas-y le cœur en liesse, Rends leurs allègrement le menu de leur pièce ; Tableaux de grains de riz, cendriers de Saint-Jacques Poupées de mie de pain ou colliers de pâtes.   Pour les plus grands, ma foi, tout est dans l’emballage Et dans la marque aussi. Ce qu’il faut pour leur âge, C’est un logo connu qu’ils pourront exhiber. Dans ce goût tout est bon et rien n’est prohibé. Passe chez Emmaüs et pique une étiquette Recouds là bien en vue sur une autre liquette Et ne t’affole pas à cacher l’origine Grande marque ou chiffon tout est cousu en Chine.

Le 31 mars 2012 à 08:26
Le 3 mai 2014 à 15:07

Appel à la défamiliarisation

Playdoyer pour l'éradication des familles Assez curieusement, trois des principales clés de voûte du système autoritaire-marchand bénéficient d’une fantastique indulgence de la part de ses critiques actuels les plus démonstratifs : le goût du sacrifice enjoué, le fanatisme sportif et l’abêtissement familial. On sait que la mise au pilori de la famille bourge, conservatoire des plus gluants réflexes conditionnés au même titre que la religion, fut pourtant l’un des axes insurrectionnels de mai 68. Peu de brûlots du jour en tiennent compte. Ou alors d’une manière plutôt météorique. D’où l’intérêt du Plaidoyer pour l’éradication des familles (éd. Inculte fiction) de Stéphane Legrand, auteur chez le même éditeur de l’égayant Dictionnaire du pire, assez roboratif malgré de multiples échappées indigestes.   « La famille telle que nous la connaissons et l’avons connue est le résultat d’un processus de rétrécissement dont la base objective est la multitude dispersée et la forme la plus primitive la horde. Elle est un traquenard qui s’est progressivement refermé sur nous comme les mâchoires d’un piège à ours. (…) De la horde où chacun appartenait à chacun (c’est-à-dire ne s’appartenait déjà plus tout à fait) est née – par raréfaction du possible, du jeu et de la joie – la famille consanguine qui engendra à son tour la famille punualuenne puis la famille appariée qui de proche en proche produit la conjugalité moderne – c’est-à-dire la monogamie – dont Marx nous apprend qu’elle « contient en germe non seulement l’esclavage (servitus) mais aussi le servage. Elle contient en miniature tous les antagonismes qui, par la suite, se développeront largement dans la société et dans son État ». Pas mal comme survol historique. Se référant à la coqueluche des formalistes russes, Chklovski, Legrand, avec un sens assez cocasse des glissements de sens bénéfiques, propose alors à ses lecteurs non la défamiliarisation mais la défamilialisation méthodique consistant à « développer progressivement en soi l’aptitude à trouver étranges les choses qui nous sont si banales, si « normales », si profondément incrustées dans la machinerie de nos jours et les appareils collectifs d’abrutissement », les choses « qui ne se donnent à nous ordinairement que sous la forme de l’évidence inquestionnable, du « c’est-ainsi-en-raison-du-fait-que-c’est-ainsi », de l’indépassable roc de réalité tautologique du dépourvu de sens ». Les meilleurs pourfendeurs de la vie de famille visqueuse Les appels quelque peu pataphysiques de Stéphane Legrand à une défamilialisation du monde méritent en tout cas d’être pris à la lettre. Et ne nous empêchent aucunement de prôner des formes de guérilla autrement carabinées contre la crétinisation familiale, celles exaltées par les meilleurs pourfendeurs de la vie de famille visqueuse, les Benjamin Péret, Wilhelm Reich, Raoul Vaneigem, WC Fields, René Crevel, Jean Genet, Claude Faraldo, Valérie Solanas, Raymond Borde, Albert Libertad ou l’anti-éducastreur Jules Celma. Aux bachi-bouzouks me serinant que la famille, ça peut parfois avoir du bon, je rétorquerai volontiers que je leur donne raison. Mais seulement dans certains cas bien précis. Viva, par exemple, la famille fouriériste, celle qui s’éclate dans les familistères du Nouveau Monde amoureux, le chef-d’œuvre de Charles Fourier réédité fin 2013 par les Presses du réel. On y apprend, par exemple, ce que deviendront dans l’ordre social harmonieux préconisé par l’utopiste les mères de familles dites indignes, celles qui délaissent leurs lardons parce que leurs attractions passionnelles les disposent à d’autres voluptés. « C’est une prétention très mal fondée que celle des femmes qui se croient des modèles de vertus républicains parce qu’elles ont le goût de soigner les petits enfants, femmes très intolérantes qui diffament et damnent celles qui, ayant des goûts très différents, abandonnent les marmots pour aller à des réunions de plaisir. Lesdites réunions étant très utiles en association harmonienne, où les sept-huitième deviennent parties de plaisir, une femme sera jugée aussi utile et aussi vertueuse en allant aux parties de plaisir qu’en s’occupant aux soins des petits enfants, service dont la durée sera assez limitée pour qu’une Bonne puisse vaquer à vingt autres plaisirs également utiles et juge elle-même qu’elle n’est pas plus vertueuse au séristère des poupons qu’au colombier, à l’abeillerie, à la buanderie, à l’opéra. » Pour en savoir plus sur les plans harmoniens enivrants de réinvention jouissive du concept-même de la famille, mettre la main sur Charles Fourier ou la pensée en contre-marche de Chantal Guillaume (éd. Le Passager clandestin) dont il faudrait lire à sons de trompe certains passages dans les colloques de l’Éducation nationale.

Le 24 juin 2010 à 18:39

L'enfant sous la table

Je n'ai jamais osé penser écrire pour le théâtre – mais j'aurais dû. Tout était théâtral dans la famille où j'ai grandi, une famille de Juifs algérois où chaque homme avait le verbe plus haut que son beau-frère et où chaque femme savait pertinemment museler son mari. Tout n'était qu'embrassades et coups de gueule, histoires drôles et parties de poker homériques, secrets et faux-semblants. Les adultes vivaient dans le jeu permanent. Pour autant ce n'était pas sur scène (le salon-salle à manger de l'appartement, puis de la maison familiale), mais dans les coulisses que je me sentais le plus à l'aise. Lorsque la "smala" débarquait en nombre de Paris ou de Nice et que les voitures encombraient la cour à l'arrière de la maison, on dressait la grande table. Le soir, après le dîner, les hommes (et quelques femmes) allaient taper le carton dans le bureau de mon père. Les autres femmes (et quelques hommes, les plus discrets et les plus doux) restaient dans la salle à manger. Moi, je me glissais sous la table, et je jouais au petit train avec les porte-couteaux. Tandis que là-bas, dans le bureau, on s'affrontait dans un nuage de fumée, au-dessus de moi, les paroles volaient, les secrets s'échangeaient, les sentiments se déversaient. L'un de mes oncles, pièce rapportée, désignait la famille (celle de sa femme et de ma mère) en disant "Les Borgia". Un jour, j'ai demandé "C'est qui, les Borgia ?" Mon père a répondu : "Des empoisonneurs." Il y a peu, je me suis rendu compte que ma première pièce de théâtre est depuis longtemps en chantier dans ma tête. Sur la scène est dressée une grande table autour de laquelle une douzaine de personnages bruyants sont attablés. Au début, sous la table, un petit garçon joue sans avoir l'air d'entendre ce qui se dit. Mais on ne reste pas enfant éternellement. La pièce s'intitule Samedi chez les Borgia.

Le 22 décembre 2014 à 11:00

En quoi donc peut-on encore croire, ventre de boeuf ?

Je ne crois pas en tout cas En Dieu, « ce grand linge sale, dont le nom n’est jamais invoqué que pour faire tourner en eau de boudin la colère du peuple aux poings de pierre, aux yeux de flamme, et qui, tant qu’il n’aura pas été chassé comme une bête puante de l’univers, ne cessera de désespérer de tout ». René Crevel. À lire ses très jouissives Œuvres complètes, éditions du Sandre, 2013. En l’abstinence : « La règle stoïque de subvenir à nos besoins en supprimant nos désirs équivaut à se couper les pieds pour ne plus avoir besoin de chaussures. » Jonathan Swift. À lire les désopilants Modeste Proposition et autres textes, Folio, 2012. Et Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux et autres opuscules humoristiques, Flammarion, 2014. À la morale et au bon goût : « La morale et le bon goût sont un vieux ménage : ils ont pour enfants la bêtise et l’ennui. » Francis Picabia. À lire le tranche-dedans Man Ray / Picabia et la revue Littérature, Centre Pompidou, 2014. En l’électoralisme : « Nous ne voulons pas voter, mais ceux qui votent choisissent un maître, lequel sera, que nous le voulions ou non, notre maître. Aussi devons-nous empêcher quiconque d’accomplir le geste essentiellement autoritaire du vote. » Albert Libertad. À lire le féroce Et que crève le vieux monde !, Mutines Séditions, 2013. En la gauche parlementaire : « Toutes les oppressions, suppressions, prohibitions légales qui se sont accomplies depuis la malencontreuse invention du régime parlementaire sont dues beaucoup plus à l’opposition qu’aux gouvernements : je dis beaucoup plus, parce que c’est à deux titres que ces mesures tyranniques incombent à l’opposition, premièrement parce que c’est elle qui les a provoquées, en second lieu, parce qu’elle s’est rendue régulièrement complice de leur adoption en les discutant. » Anselme Bellegarrigue. À lire ses explosifs Textes politiques présentés par Michel Perraudeau, L’Age d’Homme, fin 2014. Au travail : « Le droit au travail, c’est un nonsense. Le monde ne peut être sauvé que si tous les hommes refusent de travailler. Il faut apprendre à tous la paresse avec sa beauté difficile. Il est urgent de déshonorer le travail. » Albert Paraz. À lire les truculents Le Gala des vaches. Valsez saucisses. Le Menuet du haricot. L’Age d’Homme, 2013. À la cause du peuple : « Qu’est-ce que c’est que le Peuple ? C’est cette partie de l’espèce humaine qui n’est pas libre, pourrait l’être, et ne veut pas l’être ; qui vit opprimée, avec des douleurs imbéciles ; ou en opprimant, avec des joies idiotes ; et toujours respectueuse des conventions sociales. C’est la presque totalité des Pauvres et la presque totalité des Riches. C’est le troupeau des moutons et le troupeau des bergers. » Georges Darien. À lire son impitoyable L’Ennemi du peuple. L’Age d’Homme, 2009. Et je ne crois pas plus, comme Ernest Cœurderoy, En la propriété : « Ta propriété !, c’est le vol ; elle engendre le vol – à détruire. » Au mariage : « Ton mariage !, c’est la prostitution ; il perpétue la prostitution – à détruire. » En la famille : « Ta famille !, c’est la tyrannie ; elle motive la tyrannie – à détruire. » Au devoir : « Ton devoir !, c’est la souffrance ; il répercute la souffrance – à détruire. » À lire le génial Jours d’exil d’Ernest Coeurderoy, en trois tomes. Archives Karéline, 2010. Non, jambon à cornes !, je ne crois pas en toutes ces carabistouilles. Mais en quoi donc peut-on encore croire ? En la Zomia par exemple. En la Zomia que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam il y a encore quelques printemps. D’autant moins qu’elle n’apparaissait sur aucune carte. La Zomia, chouagamment décrite par le prof d’anthropologie de Yale James C. Scott dans Zomia ou l’art de ne pas être gouverné (Seuil),  qui est aussi bien que son titre, serait, d’après notre puits d’érudition, « la dernière région du monde dont les peuples refusent obstinément leur intégration à l’État-nation ». Assez récent, le terme Zomia désigne l’ensemble des territoires se nichant à des altitudes supérieures à environ 300 mètres, des hautes vallées du Vietnam aux collines élevées du Nord-Est de l’Inde, en passant par le massif continental du Sud-Est asiatique (le Vietnam, le Cambodge, le Laos, la Thaïlande, la Birmanie) et par quatre provinces chinoises. « Il s’agit d’une étendue de deux millions et demi de kilomètres carrés abritant près de cent millions de personnes appartenant à des minorités d’une variété ethnique et linguistique tout à fait sidérante ». Et les habitants de cet immense territoire montagneux à la périphérie de neuf États et au centre d’aucun, et à cheval sur les découpages régionaux courants (Asie du Sud-Est, Asie de l’Est, Asie du Sud), réussissent depuis deux millénaires à échapper aux contrôles des gouvernements des plaines. Traités de « barbares » par les États entendant les soumettre, les peuples nomades évoluant dans cette vaste zone d’insoumission ont en effet mis en place des stratégies de résistance parfois étonnantes pour échapper au travail forcé, aux impôts et aux corvées, à la conscription, aux guerres, aux épidémies, aux hiérarchisations diverses et aussi à l’enfermement dans des identités imposées (« leur identité, précise James C. Scott, c’est l’autonomie »). Leurs pieds de nez non-stop aux contraintes de la société d’en bas et aux « discours de civilisation » « n’imaginant jamais la possibilité que des gens choisissent volontairement de rejoindre les barbares » sont favorisés bougrement par leur dispersion physique dans de gigantesques espaces accidentés pas encore fliqués, leur mobilité infinie, leurs modes de survie (le pastoralisme, le glanage, l’agriculture itinérante) et leur sens développé de l’auto-organisation spontanée qui sonneraient le glas du vieux monde autoritaire-marchand s’il se propageaient. Propageons donc. Dong, dong, dong, dong, dong !

Le 7 mai 2014 à 08:29

Pourquoi on les aime et les hait

Les familles sont au cœur de tous les enfermementscomme de toutes les évasions. Qu’elles soient biologiques, adoptives, recomposées, décomposées,en elles se condensenttous les honneurs et les indignités. On les sacralise, les criminaliseles brûle ou les adore. Mais pourquoi ? C’est simple à dire, contrairement à ce qu’on pense. Innombrables et disparates sont les histoires de famille, maisle nœud de départ, lui, est toujours, bêtement, le même :la famille, c’est ce qu’on n’a pas choisi.On y tombe, inéluctablementet de là que tout s’ensuit. Je n’ai pas demandé à naître.Je n’ai pas choisi mes parentsni mon nomni mon sexeni ma langueni mon pays ni mon époque. Et bien sûr vous non plus. Tous ces éléments qui nous constituent,au fond des fibres,nous n’en avons pas décidé. Alors on peut s’en réjouir s’y lover s’y réfugier s’en extasier.On peut en vomir en pâlir s’en dégoûter vouloir fuir.Peu importe.Aussi loin qu’on aille, si contraires que soient les choix qu’on fasse,on subit quelque chosemême quand on s’éloigne, se détache, s’indigne et se rebelle. On reste rivé, attaché, fixéà une part de familleune bribe une séquelleet souvent beaucoup plus. La naïvetéce serait de croire que les familles sont l’inverse de la libertésa négation sa destruction. Pas du tout. Elles ne sont pas non plus l’incarnation de la perfectionle lieu forcément des amours et des liensque ça épanouit à tous les coups. Pas du tout. Juste le sol qu’on a en soi,la saloperie de solà creuser, à fouler, à humer,qui de la liberté est la condition premièrele point d’appuirien d’autre, mais pas moins. Du coup, on a beau faire,toujours on les fuit sans jamais s’en évader tout à faittoujours on y reste sans y rester vraimentles quittant et ne les quittant pasles retrouvant et ne les retrouvant pasinterminablementtoute la vie souventplus que souvent, tout le temps. C’est pour çaqu’on les aime et qu’on les haitet inversement, les familles,je crois bien.

Le 16 mai 2014 à 09:11

1+0=2

Les progrès du futur #11

En 2051, le Parlement européen finit par autoriser le clonage à des fins reproductives. Pour André, ce fut une délivrance. Étant d’un naturel sauvage, il n’avait jamais trouvé de compagne et d’ailleurs n’avait aucun penchant pour la copulation. Il se lança aussitôt dans la procédure de clonage. On lui préleva très simplement une goutte de salive, puis un œuf anonyme reçut son ADN et fut implanté dans un utérus lui aussi anonyme, probablement moldave. La naissance eut lieu en janvier 2052 et le bébé fut tout naturellement appelé André Junior. Dès son arrivée, toute la vie d’André tourna autour de lui. Prudent, André avait vérifié auprès de sa propre mère qu’il avait été un bébé facile : à cinquante ans passés, il ne se sentait pas le courage de se lever la nuit pendant des mois. Ses espoirs furent déçus : Junior était d’un naturel agité et pleurait beaucoup. Il ne fit ses nuits qu’à dix mois puis enchaîna les cauchemars pendant plusieurs années. Bien sûr, il ressemblait énormément physiquement à son père, malgré un teint de peau plus clair, et il était comme lui d’un naturel volcanique mais taiseux. Cependant, plus les années passaient, plus leurs chemins divergeaient. André, qui rêvait de partager ses passions, philatélie, héraldique, football gaélique, vit avec désespoir son fils tomber dans le rugby à treize et le théâtre contemporain. Junior en particulier négligeait la cuisine japonaise dont André raffolait, lui préférant le bortsch. Puis un jour Junior disparut, laissant un mot disant qu’il partait à la recherche de sa mère et que désormais il s’appelait Andrzej. Alors André, souriant entre ses larmes, se souvint avec émotion comme il avait quitté précipitamment le domicile parental à seize ans.

Le 12 juillet 2015 à 08:15

L'épouse, fée de la famille

Quelques perles tirées d'un Manuel scolaire d'Économie Domestique pour filles dans des écoles catholiques en 1960

FAITES EN SORTE QUE LE SOUPER SOIT PRÊT Préparez les choses à l'avance, le soir précédent s'il le faut, afin qu'un délicieux repas l'attende à son retour du travail. C'est une façon de lui faire savoir que vous avez pensé à lui et vous souciez de ses besoins. La plupart des hommes ont faim lorsqu'ils rentrent à la maison et la perspective d'un bon repas (particulièrement leur plat favori) fait partie de la chaleur nécessaire d'un accueil. SOYEZ PRÊTE Prenez quinze minutes pour vous reposer afin d'être détendue lorsqu'il rentre. Retouchez votre maquillage, mettez un ruban dans vos cheveux et soyez fraîche et avenante. Il a passé la journée en compagnie de gens surchargés de soucis et de travail. Soyez enjouée et un peu plus intéressante que ces derniers. Sa dure journée a besoin d'être égayée et c'est un de vos devoirs de faire en sorte qu'elle le soit. PENDANT LES MOIS LES PLUS FROIDS DE L'ANNÉE il vous faudra préparer et allumer un feu dans la cheminée, auprès duquel il puisse se détendre. Votre mari aura le sentiment d'avoir atteint un havre de repos et d'ordre et cela vous rendra également heureuse. En définitive veiller à son confort vous procurera une immense satisfaction personnelle. RÉDUISEZ TOUS LES BRUITS AU MINIMUM Au moment de son arrivée, éliminez tout bruit de machine à laver, séchoir à linge ou aspirateur. Essayez d'encourager les enfants à être calmes. Soyez heureuse de le voir. Accueillez-le avec un chaleureux sourire et montrez de la sincérité dans votre désir de lui plaire. ÉCOUTEZ-LE Il se peut que vous ayez une douzaine de choses importantes à lui dire, mais son arrivée à la maison n'est pas le moment opportun. Laissez-le parler d'abord, souvenez-vous que ses sujets de conversation sont plus importants que les vôtres. Faites en sorte que la soirée lui appartienne. NE VOUS PLAIGNEZ JAMAIS S'IL RENTRE TARD À LA MAISON Ou sort pour diner ou pour aller dans d'autres lieux de divertissement sans vous. Au contraire, essayez de faire en sorte que votre foyer soit un havre de paix, d'ordre et de tranquillité où votre mari puisse détendre son corps et son esprit.

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