Thomas Baumgartner
Publié le 21/03/2015

Je ne suis pas Julien Alpern


Je me suis déjà pris pour mon voisin. Un jour, je rentrais du travail, et je me suis retrouvé sur mon palier. Mais plutôt que de me diriger vers la porte de droite, celle de mon appartement, je me suis dirigé vers la porte de gauche,  celle de mon voisin. J'ai mis la clé dans la serrure, et la porte s'est ouverte. Si la clé n'avait pas correspondu à la serrure, comme ça aurait dû être le cas, tout serait rentré dans l'ordre, j'aurais fini par ouvrir la porte de droite, comme tous les jours, comme tous les soirs en revenant du travail. Oui mais voilà, la porte de gauche s'est ouverte. Et je suis entré chez mon voisin. Je suis resté dans le vestibule, incrédule, pendant quelques secondes. Je n'avais jamais pénétré chez lui. C'était exactement le même appartement que le mien, la même distribution des pièces, le murs de la même couleur crème, exposition sud-ouest comme chez moi, baie vitrée dans le salon et une petit fuite dans les toilettes, on entendait le même plic-plic-plic... Tout était pareil, mais le plan de l'appartement était inversé. Après un long moment de silence, j'ai fini par dire, assez fort : "C'est moi, chérie !", comme je l'entends faire parfois à travers la cloison. Surpris par ma propre voix, j'ai répété : "Chérie, c'est moi !". Et là, une voix de femme que je ne connaissais pas m'a répondu du fond de l'appartement : "Je me doute que c'est toi, Julien, qui veux-tu que ce soit d'autre ?". Je restais pétrifié. Je m'appelle Stéphane.

Mes voisins ont un énorme rottweiler. Il a surgi d'une pièce voisine... et il m'a fait la fête !Finalement la voisine a fini par apparaître et elle est venue m'embrasser dans le cou. Je me suis retrouvé à table, au milieu du salon, avec une blanquette de veau dans mon assiette. J'ai fait la vaisselle, puis je me suis retrouvé au lit avec la voisine, nous avons fait l'amour, elle me murmurait "Julien, Julien"... C'était démobilisant. D'autant que je ne connaissais pas son prénom à elle. Je l'appelle toujours "Madame Alpern" quand je la croise dans l'ascenseur. Alors là, je lui disais : "Madame Alpern, Madame Alpern", je n'avais pas d'autre choix... Et manifestement, ça ne lui a pas déplu. J'étais au milieu d'un quiproquo de plus en plus indémêlable.

Je suis resté quinze jours chez mon voisin. Je guettais la porte, je tendais le dos, je m'attendais à être démasqué. Mais personne, rien.
 
Dans le même temps, je n'avais plus de nouvelles de ma propre épouse, alors même qu'elle habitait de l'autre côté de la cloison. Chez moi, quoi. Alors un matin, alors que je partais travailler à la SNCF, place de la gare, bureau 5146, là où travaille mon voisin, un matin, avant de descendre l'escalier, eh bien un matin... j'ai sonné chez moi. Pour retrouver mes marques à l'endroit. Et pour revoir un peu ma femme, à laquelle je suis attaché. Alors j'ai glissé la clé dans la serrure.  J'ai trouvé mon voisin chez moi, avec ma femme, mes chaussures, mon chien. Et avec un enfant,  un petit garçon de sept-huit ans. Alors que nous, nous avons une fille, déjà ado. Et le papier peint était nettement plus clair que dans mon souvenir. Mon chien m'a mordu. Ma femme a fait un pas en arrière et m'a appelé monsieur. Elle était blonde, alors qu'à l'ordinaire elle est châtain, avec des reflets roux. Le voisin lui était bien le voisin. Pas de doute. Il a claqué la porte sur moi.

J'ai pensé appeler la police, expliquer qu'il y avait usurpation d'identité caractérisée. Et puis j'ai reconsidéré la situation. Je ne partais pas gagnant, je vivais moi-même depuis quinze jours la porte à côté, difficile d'expliquer ça aux autorités. J'ai préféré battre en retraite, pour prendre du temps, établir une tactique, y aller pas à pas, étape par étape. Ce jour-là, je ne me suis pas rendu au travail du voisin. Ni au mien. Je suis revenu dans l'appartement – du voisin. J'ai sorti le rottweiler. Et j'ai appris que Madame Alpern se prénomme Sophie.
Né en 1978 la veille d'une marée noire. Parle à la radio (SuperSonic, le samedi soir sur France Culture), écrit dans les interstices (La Bosse du géranium, éd. Hermann, Le Goût de la radio et autres sons, éd. Mercure de France, Corps chinois couteau suisse, éd. Emoticourt...), tente des choses collectives sur scène (Live Magazine).  

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Thomas Baumgartner

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Le 8 mars 2015 à 09:47

L'autre

Enfin, je vais dévoiler l’identité de L’autre, L’autre c’est Moi Oui, j’ai toujours été l’autre de quelqu’un, née au Liban d’un père syrien et d’une mère libanaise. La Syrie ne nous donnait pas de papiers, mon père étant un opposant fervent au régime des Assad. Les Libanais aussi ne nous donnaient pas de papiers car une mère Libanaise ne transmet pas la nationalité à ses enfants. J’étais donc sans papiers. Quand mes amis découvraient que je n’avais pas la nationalité libanaise et qu'en plus j’étais syrienne, ils me disaient  "ça ne se voit pas". Je n’ai jamais compris comment on peut voir la nationalité  d’une personne sur sa gueule. J’étais donc la Syrienne au Liban, avec tout ce que ce mot porte de préjugés. Des années plus tard, quand j’ai pu aller en Syrie vivre et travailler, on me traitait de libanaise ; j’étais donc la Libanaise en Syrie avec tout ce que le mot porte de préjugés. Donc à chaque fois qu’au Liban on attaquait les Syriens je les défendais, et vice versa. Je me sentais libanaise en Syrie et syrienne au Liban.   J’étais toujours l’autre. Peut-être que je me plaisais dans ce rôle, que je me sentais plus libre. J’avais le choix. Très tôt j’ai commencé à jouer dans mes deux pays et même au-delà de leurs frontières. Avec les années et à cause de mon travail et de ma façon d’être, j’ai payé très cher le prix de ma liberté de vivre et de m’exprimer. J’ai alors pris la décision de partir, de quitter mes pays pour chercher un autre pays où je pourrais m’exprimer et vivre librement sans laisser ma peau, un pays choisi où, peut être, je ne serais plus L’AUTRE. Mais, moi-même. Arrivée en France, mon pays choisi, je suis devenue L’Arabe. Décidément je suis vouée à être l’autre. Je porte toujours en moi les séquelles d’un vécu pas très lointain. Je porte surtout la peur, ce sentiment  insupportable qui peut me rendre faible ou vaincue si je lui cède. J’ai choisi de créer mon « autre » sur scène, NOUN, celle qui peut parler à ma place, et qui me permet d’avoir la paix en disant sur scène ce que la société ne me permet pas de dire dans la vie. Quand on me demande pourquoi j’ai choisi la France, ma réponse fuse, plus rapide que la question : la liberté ; un pays où, jouer, écrire, lire, créer ou dessiner ne saura pas sanctionné par la mort, un pays où je peux m’exprimer librement sans en payer le prix, bien que la réalité m’a montré le contraire depuis peu de temps. J’ai découvert, aussi, qu’il y a des hiérarchisations dans l’acceptation de l’autre, et que tous les « AUTRES » ne  sont pas traités à égalité, que mon « Autre » aujourd’hui n’a plus vraiment le droit de parler . Si mon Autre n’a plus aujourd’hui le droit d’exister, alors moi je vais tout simplement disparaître…  

Le 8 décembre 2011 à 08:03

Chronique Rurale

Premier jour : le Mont St Michel dans le lointain

> Premier épisode                    > Episode suivantAu premier jour sur place, rien ne se passe. Je dois juste dire que la pluie mouille. Je suis arrivé à 7h30 par le train et la pluie tombe depuis sans discontinuer. Les champs semblent remplis de vaches idiotes et joyeuses qui pataugent dans la gadoue. Sur la route toute droite que j’empruntai ce matin avec la mobylette grise prêtée par le Curé, le goudron luit. Le ciel est fort bas, ça fait presque mal au crâne.  Pour informer le lecteur, je dois dire que je ne suis préoccupé en cet instant que de mon propre moi-même et de la question du pourquoi de mon existence stupide en cette époque stupide. Depuis une semaine, impossible de me souvenir si je suis une fille ou un garçon. Il y a une sorte de confusion absolue des genres, une hésitation quant à l’identification des comportements sexués que je m’attribue. Je crois que la notion de genre a définitivement basculé dans l’oubli, et que je cristallise en ce moment- même ce basculement Historique. J’ai l’étrange et égocentrique sensation de me trouver en un point central de l’Histoire et des événements, ici, au milieu de cet océan d’herbe humide et de bouses de vaches, et qu’il y a comme un cœur universel qui bat, que tous les regards sont tournés vers moi, que je porte une sorte de responsabilité autour du cou qui me prend à  la gorge.  Oppressé, je m’installe soudain dans une cabine téléphonique abandonnée, dont le combiné ne semble relié à rien, je m’assois sur le genre de rebord en métal inconfortable que l’on trouve toujours à l’intérieur des cabines, je regarde une mouche buter bêtement contre la vitre, et j’attends. Si je cligne un peu les yeux, je peux voir le Mont St Michel dans le lointain. Ca me fait penser à la Mère Poulard et à un grand parking avec des bus.  Maintenant je dois mettre mon programme à exécution. Je dois passer à la phase active de mon plan. Il n’est plus question de reculer. Il faut avoir des couilles. Si j’en avais de grosses, ce serait d’ailleurs un indice probant quant à mon identité sexuelle.

Le 2 juillet 2013 à 09:45

Un néo-nazi essaie difficilement de cacher à ses camarades sa passion pour le cachemire

Appartenir à un groupe, à une communauté, n’est parfois pas aisé. Et Thierry (le prénom a été modifié) en sait quelque chose. Depuis plusieurs années déjà, il fait partie d’un groupuscule néo-nazi. Il est fier d’y appartenir et se sent en adéquation avec les idées de ses camarades. Mais depuis la mi-janvier, l’activiste d’extrême droite vit une véritable déchirure tant psychologique que morale puisqu’il livre en secret un véritable culte au cachemire, textile doux s’il en est. « Les autres ne comprendraient pas » C’est dans un hôtel à 30 kilomètres d’où il vit que Pascal (son prénom a été de nouveau changé) a décidé de nous recevoir. Aujourd’hui il se dit rongé par la culpabilité. Celle de vouer une passion au cachemire qu’il ne peut exprimer au grand jour, sous peine de représailles de ses camarades néo-nazis : « Si jamais ils venaient à découvrir cet aspect de ma vie, je serais tout simplement un homme mort. Porter du cachemire ou même simplement aimer ça est totalement mal vu chez nous. Si je ramenais un pull de ce type à l’une de nos réunions, je pense qu’ils me traiteraient tout de suite de tous les noms avant de me lyncher. » Et pourtant, cette attirance pour ce doux textile ne l’empêche pas pour autant de rester un raciste convaincu : « Ce goût qui est le mien n’entrave en rien mes idées. Je pense toujours que la race blanche est destinée à diriger le monde car nous sommes de loin supérieurs. Je veux dire : j’aime le cachemire mais je suis un nazi ! Si seulement mes amis pouvaient comprendre ça… » Antoine Roche est sociologue spécialisé dans la recherche sur ces groupes identitaires se revendiquant du nazisme. Il a notamment travaillé sur l’importance du code vestimentaire dans ce milieu et pour lui, le dilemme de Thierry est tout à fait logique : « Les mouvements néo-nazi ont historiquement une aversion pour les matières douces comme le cachemire. Ils se dirigent plutôt vers des vêtements comme des pantalons de treillis en coton lourd ou des bombers  100% Polyester. On est donc très loin des caractéristiques physiques du cachemire ou même de la laine. » Le cachemire est donc implicitement banni de toutes les organisations extrémistes de ce genre comme le souligne Antoine Roche : « Ce type de textile qui revêt une douceur incontestable est très vite assimilé chez ce type d’individus à l’idée d’absence de virilité, de radicalité. Les néo-nazis ont cette représentation sociale très forte qui est qu’un « bon » membre de leur communauté doit exprimer une certaine forme de dureté. Dureté dans les idées, dureté dans les actions mais aussi dureté dans les vêtements. Tout agent du groupe social qui enfreint cette loi se voit instantanément stigmatisé. » Des camarades en colère Contactés par la Rédaction, les amis néo-nazis de Pascal se disent « abasourdis par une telle révélation » en apprenant sa passion pour le cachemire. Et chez eux, la colère semble proportionnelle au sentiment de trahison : « Écoutez, on ignorait tout ça jusqu’à aujourd’hui. Je crois que pour l’instant on va réfléchir à une sanction mais je peux d’ores et déjà vous garantir que ça risque de très mal se passer pour lui. » Le Gorafi Photo :iStock  

Le 17 octobre 2015 à 09:07
Le 18 mai 2015 à 10:53

L'or du paradis

Une trace, comme la carte d'un pays dont la géographie changerait de minute en minute. Une auréole mal orthographiée. Une ombre au plafond. Cela ressemblait à un bon vieux début de dégât des eaux. Casimir s'était installé dessous, assis sur une chaise, avec un gros gobelet de pop-corn. Après tout, il était dans sa chambre. Il avait donc décidé que l'incident serait un spectacle et qu'il en serait le public attentif. Le suspense était à son comble : mais quand la première goutte tomberait-elle ? Une boursouflure apparut, promettant de l'action. Casimir la fixa, cependant que la tache n'en finissait pas de gagner du terrain. La boursouflure devint dégoulinure, mais elle ne se détachait toujours pas du plafond. Elle prit bientôt la forme d'une bourse plâtreuse, se rapprochant du parquet. Alors que tout indiquait qu'enfin elle allait s'écraser sur le sol, le petit sac qui s'était formé au bas du stalactite de stuc s'ouvrit et laissa tomber trois pièces. Casimir les prit dans sa main : oui, trois pièces d'or. La nuit fut difficile. La monnaie n'avait pas cessé de pleuvoir, obligeant Casimir à se recroqueviller sur son lit pour chercher le sommeil. Les chutes étaient bruyantes et métalliques, mais il s'endormit sans doute, car au petit matin c'est un poing tambourinant à sa porte qui lui fit ouvrir les yeux. Pour accéder, il dut marcher sur des brassées entières de Louis. La fuite avait cessé peu de temps auparavant sans doute. Le plafond était lacéré. "Monsieur-Casimir-bonjour-vous-ne-me-connaissez-pas-je-suis-votre-voisin-du-dessus-les-circonstances-ne-nous-ont-jamais-mis-en-présence-et-c'est-bien-dommage-nous-aurions-dû-les-devancer-et-provoquer-a-minima-une-rencontre-de-courtoisie-enfin-je-dis-ça-mais-la-vie-est-ainsi-faite-dans-nos-grandes-villes-les-voisins-ne-prennent-sérieusement-contact-que-dans-des-cas-douloureux-ou-à-tout-le-moins-gênants." La moustache était blanche et fournie, le regard pétillant, la taille imposante. Casimir serra la main qui lui était tendue et moins de cinq minutes plus tard, il était assis dans une pièce de l'étage supérieur, précisément à la verticale de sa chambre, un café dans la main, une madeleine dans l'autre. Il n'avait guère dit plus de trois mots depuis qu'il avait ouvert sa porte. "Toutes ces pièces d'or sont à moi", expliqua le voisin. Pourqwuoai ? ckommhent ? Voilà en substance ce que baragouina Casimir qui se rappela alors l'effet perturbant du café sur son élocution. "Tout a commencé à une époque où je vivais déjà dans cet immeuble, mais au fond de la cour", répondit voisin-moustache. "C'était une sorte de petit atelier avec une porte en bois et un petit cœur percé dans les planches pour faire passer la lumière. Cela servait de garage à vélos. Je n'avais pas un radis, je dormais sous la poussière. Chaque nuit comme par magie, elle me recouvrait comme l'aurait fait une vraie couverture. C'est ce qu'on aurait appelé ailleurs la communion avec la nature. Moi j'appelais ça la dèche." Il reprit son souffle et une madeleine dans la coupelle posée sur la table basse. "J'ai passé trois années installé dans cette pièce le plus souvent glacée. J'ai fait tout ce que je pouvais pour m'en sortir, sans succès. Ça colle aux basques, la misère. Pourtant, à un certain moment, j'ai cessé d'imaginer un ailleurs. Je n'en prenais pas mon parti, non, je décidai que c'était à cet endroit que ça changerait pour moi. Il fallait que tout parte de cette minuscule pièce aux murs fissurés. Il devait être trois heures du matin, nous étions en février. Et je me suis dit que ce cagibi poussiéreux serait le prochain paradis fiscal !" Inspiration. "UN PARADIS FISCAL ! J'ai eu cette nuit-là la meilleure idée de ma vie !" Casimir laissa passer cinq secondes de silence, qu'il compta mentalement. Puis cinq autres, avant de se dire que manifestement son interlocuteur, un, était sérieux et sincère, deux, attendait une réaction de sa part, sans doute une approbation. Et trois, qu'il reprendrait bien une madeleine lui aussi mais que le moment présent n'était pas le plus opportun. "Et vous avez réussi ?", demanda-t-il. Voisin-moustache reprit à la volée. La période était alors propice : financiarisation naissante, opacité, démocratisation du boursicotage... La plaque qu'il avait vissée sur la porte du garage à vélo avait suffi à faire affluer les premiers capitaux, qui grossirent bientôt. Il raconta la croissance du business, la peinture qu'on change, puis deux garages qu'on annexe, le défilé de petites valises de billets... "Au bout de deux ans, j'ai racheté l'immeuble, et ce n'était qu'un début." Casimir eut rapidement le tournis. Un frisson d'ambition le parcourut et il s'exclama : "Je peux en être ? Je suis comme vous étiez : pas un fifrelin devant moi. Je veux vous rejoindre !" Voisin : "Ah mais c'est terminé tout ça. Les paradis fiscaux, ce n'est plus assez sûr. Tout le monde finit par être au courant de tout. J'ai converti toute mon affaire en or il y a quelques années, j'en reçois, j'en revend, tout se fait ici, et je glisse les lingots et les pièces sous mes tapis, comme si de rien n'était. Une lame du parquet a dû craquer et vous avez reçu un peu de ma réserve sur la tête, voilà tout. Vous ne m'en voulez pas ?" Il mit une madeleine entière dans sa bouche, et tout en crachottant des miettes par dizaines, il ajouta : "Vous allez mettre tout ça dans un gros sac et vous allez tout me remonter, vous voulez bien, mon vieux ?"

Le 8 juillet 2010 à 07:00

Maman (1)

Dialogues de quartier

- J’ai lu ton livre… Ça m’a un peu secouée.- Je t’avais prévenue, maman, ce n’est pas une histoire très divertissante. - Non, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est loin de la vie que nous avons bâtie, ton père et moi. - C’est sûr. - Mais déballer l’histoire des quenelles, quand même, c’est un peu dur à avaler. - Quelles quenelles ? - Non, je sais, tu ne dis pas explicitement que ce sont mes quenelles de poisson, mais je suis ta mère et je sais lire entre tes lignes. Quand tu dis que tu es devenu ce que tu es devenu parce que je faisais tous les dimanches la même chose… Je ne sais plus ce que tu as inventé… « sempiternelle », tu dis… Et que c’était chaque fois aussi dégueulasse …  « Dégueulasse » ce mot là je l’ai en travers de la gorge ! - Mais maman, la mère de mon bouquin ce n’est pas toi, c’est la mère du personnage. C’est un roman noir ce n’est pas une autobiographie. - Peut-être, mais ça, les gens ne le savent pas ! Je faisais la panade, moi-même je te signale, dès le samedi soir et le poisson venait tout frais du marché. Alors jeter ça comme ça, « dégueulasse », en pâture aux voisins et à tout le monde… - Je ne pense pas que les voisins, s’ils en viennent à lire mon roman, cherchent un rapprochement avec toi et surtout avec moi. Je ne suis pas comme le personnage : violeur et psychopathe.- Je n’en sais rien ! Personne n’en sait rien. C’est ta vie ça ! Tu ne nous dis pas tout et c’est normal. Mais que tu n’ais jamais aimé mes quenelles, ça au moins tu aurais quand même pu me le dire… Dégueulasse ?!

Le 7 mai 2014 à 08:29

Pourquoi on les aime et les hait

Les familles sont au cœur de tous les enfermementscomme de toutes les évasions. Qu’elles soient biologiques, adoptives, recomposées, décomposées,en elles se condensenttous les honneurs et les indignités. On les sacralise, les criminaliseles brûle ou les adore. Mais pourquoi ? C’est simple à dire, contrairement à ce qu’on pense. Innombrables et disparates sont les histoires de famille, maisle nœud de départ, lui, est toujours, bêtement, le même :la famille, c’est ce qu’on n’a pas choisi.On y tombe, inéluctablementet de là que tout s’ensuit. Je n’ai pas demandé à naître.Je n’ai pas choisi mes parentsni mon nomni mon sexeni ma langueni mon pays ni mon époque. Et bien sûr vous non plus. Tous ces éléments qui nous constituent,au fond des fibres,nous n’en avons pas décidé. Alors on peut s’en réjouir s’y lover s’y réfugier s’en extasier.On peut en vomir en pâlir s’en dégoûter vouloir fuir.Peu importe.Aussi loin qu’on aille, si contraires que soient les choix qu’on fasse,on subit quelque chosemême quand on s’éloigne, se détache, s’indigne et se rebelle. On reste rivé, attaché, fixéà une part de familleune bribe une séquelleet souvent beaucoup plus. La naïvetéce serait de croire que les familles sont l’inverse de la libertésa négation sa destruction. Pas du tout. Elles ne sont pas non plus l’incarnation de la perfectionle lieu forcément des amours et des liensque ça épanouit à tous les coups. Pas du tout. Juste le sol qu’on a en soi,la saloperie de solà creuser, à fouler, à humer,qui de la liberté est la condition premièrele point d’appuirien d’autre, mais pas moins. Du coup, on a beau faire,toujours on les fuit sans jamais s’en évader tout à faittoujours on y reste sans y rester vraimentles quittant et ne les quittant pasles retrouvant et ne les retrouvant pasinterminablementtoute la vie souventplus que souvent, tout le temps. C’est pour çaqu’on les aime et qu’on les haitet inversement, les familles,je crois bien.

Le 2 décembre 2014 à 09:21

Au secours les mots : Marc Molk défend le parler régional

Délivrons les mots récupérés et dévoyés!

Parce que la langue est le lieu d'un champ de bataille idéologique, il faut s'occuper des mots dénaturés ou vidés de leur sens par les politiques et les médias. Klemperer Junior invite des auteurs à les réhabiliter. Être né à Marseille, c'est être né quelque part. A l'époque, la ville grouillait de cette bonne vieille pègre d'honneur, principalement corse mais déjà très ouverte à la diversité, dont tout le monde a entendu parlé. Et tandis que « Le Chinois » braquait l'agence BNP de la Canebière (où mon oncle travaillait comme guichetier), tandis que « Francis le Belge » écrasait menu menu les phalanges d'un certain « Rico le coco » qui avait voulu la lui faire à l'envers, moi je me vidais, enfant, d'une diarrhée époustouflante dans les toilettes de notre appartement du 16, rue Colbert. « Irrrk ! » s'écrient déjà les plus délicats d'entre vous. En fait, il ne s'agissait pas d'une diarrhée classique, et j'annonçais toujours la bonne nouvelle en même temps à ma mère et à tout le quartier, en hurlant, perché sur mon siège Jacob Delafon : « Maman ! J'ai la cagagne ! »... « La cagagne », cela fait bien longtemps que je ne l'ai plus eue. Des gastros terribles, certes, des chiasses, pour sûr, mais « la cagagne » appartient à mon enfance, à ce pays d'avant que j'apprenne à gommer mon accent de plouc du sud, mon accent de prolétaire. Il y a tout un troupeau de mots qui vivent encore derrière un grand mur transparent dans ma tête : « malon », « estrasse », « pacoulin », etc. En un sens, on peut dire de moi maintenant que je suis constipé... Car il est question de surveillance derrière chaque mot, et nous sommes tous, bien sûr, identifiés à chacune de nos intonations. Notre vocabulaire, notre façon d'abuser ou non des e accent grave, de faire traîner les a, notre façon de dire « putain », ou pas, ou mieux : « flûte », des pièges comme « genèse » ou « Oedipe », tout cela fixe nos vies subrepticement, nous oriente, un bandeau sur les yeux au coeur de la forêt des sourires narquois, jusqu'à « notre place ». A ce triste colin-maillard personne n'est innocent.L'aseptisation, la stérilisation, la calibration, le degré zéro de la langue comme lieu de domination maximum des individus. « Pauvre de nous » !Marc Molk est l'auteur du roman Pertes Humaines, collection “1er Mille”, paru aux éditions Arléa. Il est aussi peintre, dessinateur, performer… Pour en savoir davantage : molk.fr

Le 25 octobre 2010 à 12:07

Feuilles et branches

Chroniques de mon jardin à moi

Dans mon jardin, il y a des feuilles. Mortes. Des feuilles qui ne tiennent plus aux branches et se laissent tomber au sol. Des feuilles qu’il faut rassembler avec un râteau, ramasser avec une pelle et un balai. Des kilos de feuilles humides qui sentent le moisi et qui emplissent ma poubelle jusqu’à la gueule. Des saletés de feuilles d’automne dégoulinantes de pluie grise et acide. Dans mon jardin il y a des arbres, plein d’arbres qui perdent plein de feuilles. Des arbres qu’il faut élaguer en novembre. Et ça fait des branches qu’il faut ligoter en fagots. Ou découper en morceaux pour compléter les poubelles de sales feuilles. Des putains de vieilles branches poisseuses couvertes de mousse et de cacas d’oiseaux. Dans mon jardin y’a des rosiers. Des dizaines de rosiers qui font des centaines de saloperies de roses avec des pétales qui s’envolent au moindre coup de vent et bouchent les gouttières. Des conneries de rosiers avec des conneries de ronces qui t’arrachent la peau, te déchirent le pantalon, t’enveniment le derme, font des conneries de plaies qui s’infectent sous les ongles et te provoquent des conneries de gros panaris. Et ces putains de bordel de saloperies de rosiers ont besoin d’être taillés, tous les ans, toutes ces enfoirées d’années à la con, juste avant l’hiver, quand on se gèle les mains et qu’on piétine dans l’eau glacée. Et dans mon jardin, au-delà des arbres dénudés, j’aperçois les yeux de ceux qui sont bien au chaud dans leur HLM et qui me regardent. Et je me demande : Quand ? Quand n’aurai-je plus, enfin, les moyens d’entretenir mon jardin ? Quand irai-je, moi aussi, dans une saloperie d’appartement pourri regarder des fleurs en plastique, des arbres de papier peint, des jardins chromos sous verre et des roses en carton parfumé dans des cartes d’anniversaire poussiéreuses ?

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