Alain Sevestre
Publié le 20/03/2015

Moi bis


On a choisi un certain Rubin ou Robin pour me remplacer sur toutes les photos. C’est ce que je demandais depuis des années. On aura finalement compris le gain à présenter le portrait de quelqu’un de plus jeune et d’une beauté plus accessible pour donner à la presse. Un peu figé à mon goût, mon double figure toujours de trois-quarts face, l’œil fixant l’objectif avec une inquiétude, qui est la mienne, me fait-on remarquer. Dans les interviews, il garde la même pose, comme s’il avait peur de perdre la ressemblance et c’est dommage.

Il me fait tellement penser à moi que je ne me regarde plus dans le miroir, mais vérifie plutôt sur lui à qui je ressemble. Toujours en quête de la bonne coupe de cheveux, du bon geste, du bon ton, de la phrase juste, d’une position stable pour sa main, je vois là également un grand avantage à pouvoir copier manières et reparties. Je ne me ronge plus l’ongle ni ne me mange la lèvre ni ne transpire à chercher pourquoi j’ai écrit ça ou ça, et pourquoi ce titre, et pourquoi ce personnage. C’est mon avatar qui monte au créneau. Cette grande tension souvent qui naît lorsque je commence à m’exprimer et qui fige les gens, il ne l’a pas du tout. Très sérieux avec ses sentiments, il se jette dans le propos et qu’importe son interlocuteur, il démarre au moindre mot, enfourche les phrases et s’emballe. Je trouve le procédé un peu spectaculaire, mais c’est peut-être ainsi qu’on vend. Au reste, moi seul y décèle un procédé, car les journalistes et le public y saisissent plutôt la profondeur, l’exigence, l’urgence, l’obsession d’un homme engagé totalement dans son travail : une telle ferveur, un tel vécu.

Ce qui est effrayant c’est qu’on a choisi également de m’appeler autrement pour les besoins de la cause (vendre plus, renouveler mon image, dépoussiérer mon écriture, varier la réception) et on me nomme Alistair Sullivan (révérence voilée à Boris Vian ?).

On ne se demandait pas si je pouvais arrêter d’écrire ; il semblait que, puisque je n’arrêtais pas d’écrire en dépit des fiascos, il fallait mettre en place un système de lente déviation. Parfois, généralisait-on, l’écrivain juge bon de modifier son accueil en adoptant un pseudonyme pour promouvoir un nouveau style, déjouer l’attente. On aura voulu avec moi conserver un acquis tout en activant une dynamique inutilisée : capitaliser.

J’ai toujours pensé qu’on acceptait de me publier pour se débarrasser de moi sans trop comprendre même ce qui m’amenait à une telle pensée : certes, j’ai insisté ; j’ai connu de nombreux refus ; cependant l’éditeur qui publie mes livres depuis plusieurs années aurait très bien pu cesser de le faire, arguer des méventes car je suis un gouffre, certes, un petit gouffre, mais un gouffre ; une publication occasionne des frais. Pourquoi continuer ? Peut-être poursuit-il avec moi une action commencée ? ou bien veut-il m’empêcher de partir (je n’ai jamais songé à quitter mon éditeur) ? Alors voilà : peut-être continue-t-on de me publier pour étouffer ce que j’écris, m’étouffer jusqu’à la paralysie. C’est une question d’années. On attend un choc émotionnel, un sursaut d’orgueil. Tant de livres passés à la trappe ! On continue donc d’éditer mes livres pour se débarrasser de moi. En tant qu’écrivain confirmé (c’est ainsi qu’on cerne mon statut), je n’offrais plus aucun angle d’attaque ou de préhension : j’étais un savon. On aura sans doute radicalisé la métaphore du produit en ajustant les techniques de marketing à la demande : du neuf, on veut du neuf. Moi comme produit, c’est faire du neuf avec de l’ancien. Nouvelle image, nouveau nom.

Il fallait s’y attendre, mon écriture, elle aussi, a changé. Je ne saurais trop dire en quoi, ni comment, mais on me fait remarquer que je vais plus directement au sujet, que je ne me perds plus en digressions, que les textes sont plus ramassés, que les éléments biographiques sont plus nombreux. Ce dernier point m’épate. Mon directeur littéraire qui me porte depuis le début, c’est-à-dire depuis des années, me confirme ces bouleversements et en est très satisfait. Les chiffres sont là. Les ventes ont décollé.

C’était à ce prix, sans doute, qu’il me fallait continuer. Ce que l’auteur craint le plus — être un autre, vendre son âme au diable —, je dois m’en féliciter, car c’est tout bénéfice. Je ne sais plus trop qui écrit à présent et on compare mes livres autant à ceux d’Eric Chevillard qu’à ceux d’Alexandre Jardin.

Brusquement, je m’en rends compte, par sollicitude, gentillesse, hommage caché, on a, avec ce nom d’Alistair Sullivan, conservé mes initiales. Il est évident que, grâce à cette renaissance, j’en ai appris beaucoup à mon sujet. Et ce n’est pas terminé.

Alain Sevestre publie Double Suicide Villa Godin aux Editions de Minuit, puis rien pendant 8 ans, puis L’Art Modeste aux Editions Gallimard, puis, chez le même éditeur, L’Affectation, Entrées en matière, Les Tristes, Revolver, Le Slip, Chez moi, des nouvelles, Manuel de l’Innocent, et, enfin Poupée en 2014. Mais c’est vrai que c’est aux Editions Comp’Act, en 2002, que paraît Mes Gaillards, une pièce de théâtre. 

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Alain Sevestre

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Le 22 septembre 2012 à 10:05

De qui se moque-t-on ?

13. L'escalier

Quelle médiocre opinion avons-nous des capacités de notre esprit pour abandonner ainsi à l’escalier le soin de nous élever ! Préférons-nous l’effort à l’essor, pourtant tellement plus gracieux ? L’escalier ! Qu’est-ce encore que ce meuble inutile qui encombre la maison avec tous ses tiroirs ouverts et retournés ? Que cherchait donc le monte-en-l’air qui l’a ainsi mis sens dessus-dessous ? L’intérieur le mieux tenu doit malgré tout s’accommoder de ce désordre encore. Et il n’est que trop facile hélas de deviner ce que pensent nos visiteurs : leurs enfants sont grands et ils ne rangent toujours pas leurs cubes !       Telle l’échine du diplodocus, l’escalier appartient aux premiers âges de la terre et sa place est désormais avec les autres fossiles dans les muséums d’histoire naturelle, certainement plus dans nos logements exigus où l’on préférera garder un peu de place pour le piano qui a les dents mieux plantées. Quant à l’escalier, en effet, impossible de l’emprunter sans la crainte de voir soudain se refermer sur nous sa mâchoire supérieure, avec un claquement sec et simultanément le craquement de tous nos os broyés. Notons encore que le piano dispose d’une sourdine pour le pied, ce même pied dont l’escalier au contraire amplifie démesurément la cavalcade : tu t’attends à voir débouler un troupeau de bisons, or c’est le fluet comptable du troisième qui descend à pas de loup et en chaussons de lisière reluquer par le trou de sa serrure mademoiselle Fifi, la modiste, à sa toilette (trop tard, tu occupes déjà la place).       L’escalier, nous n’en voulons plus, nous n’en pouvons plus. Quelquefois encore, il se recroqueville à la manière du colimaçon agacé par une herbe et cette constriction brutale manque alors de nous faire perdre le souffle à jamais. Il est plutôt, en règle générale, une sorte de toboggan conçu pour le supplice et la torture, taillé en arêtes vives afin de nous rompre les côtes une à une. Raide à l’aller comme l’alpe même, mais sans le charme du sentier, sans le miracle de l’apparition fortuite de l’isard, du busard ou du mélèze. Au mieux croiseras-tu madame Mouillefarine, la concierge, dont le ventre et la poitrine formidables t’aplatiront contre le mur ; au pire, ce sera ton propriétaire, Hector Lecroc, ce rat cupide, qui exigera séance tenante le règlement du terme, alors même que tu ne seras qu’à mi-étage ! (Il ne m’échappe pas que cette chronique possède un ton très dix-neuvième, mais est-ce de ma faute si l’escalier nous y ramène inexorablement, non sans cahoter d’ailleurs aussi désagréablement qu’un fiacre sur le pavé avant l’invention du bitume.)       Comment nous sortir de ce piège, mes amis ? Comment laisser pour de bon l’escalier derrière nous ou, plus justement, sous nous, telles ces viles matières dont nous nous débarrassons avec répugnance mais sans remords, une bonne fois pour toutes ? C’est très simple : restons là-haut ! Ne redescendons pas, mes amis, ne dégringolons plus, ne quittons plus jamais les sommets que nous avons atteints, vivons dans les étages – d’un coup de talon, repoussons avec l’escalier la tentation de la chute, brisons ce lien qui nous attache au sol, coupons ce pont pour rejoindre enfin dans les hauteurs les aigles et les anges !

Le 23 août 2012 à 09:09

De qui se moque t-on ?

4. La porte

Est-il rien de plus idiot qu’une porte ? L’idée n’a pu naître que dans un esprit lui-même fort obtus, sinon tout à fait béant. Car la porte, ou bien livre passage en un point de l’espace où, auparavant, il n’y avait rien pour contrarier la libre circulation, à quoi donc elle veille inutilement ; ou bien interdit l’accès à tel ou tel lieu qu’elle clôt, mais alors elle ne suffit pas et, sitôt installée, il convient d’ériger autour d’elle de hauts murs, et c’est un pénible charroi de pierres et de poutres, toute une industrie des plus harassantes qui se met en place, un labeur inhumain qui s’ensuit, propulsant le maçon en des hauteurs vertigineuses sur un échafaudage de fortune, tandis que l’abrutissante musique des sphères captée sur son poste à transistor résonne dans tous les environs ; obligeant charpentiers et couvreurs arrachés à l’attraction terrestre à bâtir eux-mêmes en catastrophe la piste noire d’ardoise humide qui leur permettra de regagner le sol, au fond du ravin, non sans contusions et traumatismes dont la quadriplégie est le moindre multiple.       À cause de la porte, tout ça. Puis, celle-ci enfin montée sur ses gonds, quand on a bien balayé phalanges et phalangettes qui traînent encore sur le seuil et que l’on a donné un double tour de clé et de verrou, il n’est que temps de découper à sa base une chatière, car Minette dehors miaule à fendre l’âme, affamée, crottée, épouvantablement lépreuse, chatière qu’il va falloir faire plus large que prévu car la pauvrette a été aplatie par tous les matous non tatoués du quartier et la voici si bien pleine qu’elle doit couver une partie de ses œufs dans deux sacoches suspendues à ses flancs.       On a donc commencé à scier le panneau de bois, et ce n’est pas fini, il faut encore percer une fente en son centre sans quoi notre courrier restera en souffrance, puis un œilleton ou judas pour aviser l’importun qui toque à une heure pareille avant de lui ouvrir, car comment faire autrement si l’on veut lui botter les fesses ?       Vraiment, je ne vois rien à dire en faveur de la porte qu’il faut tantôt tirer tantôt pousser, toujours dans l’obligation donc de s’y reprendre à deux fois car une étrange malédiction condamne systématiquement notre intuition première. Alors certes, nous pouvons aussi la claquer avec force pour exprimer notre mécontentement – mais, que je sache, la bonne vieille gifle des familles n’a pas été inventée pour les manchots et elle a le mérite de ne pas nécessiter l’intervention préalable du menuisier. La porte est une aberration que rien ne justifie.       Mais alors, que faire ? J’ai la solution, mes amis : dégondons ! Sortons les portes de leurs gonds et nous resterons dans les nôtres. De nos portes, nous ferons des luges, des radeaux pour partir à la découverte du monde au lieu de nous cloîtrer dans nos intérieurs rances avec la blatte domestique et la pomme de terre germée. Ainsi nous irons, dans l’espace ouvert à toutes les aventures, libres comme l’air sous les étoiles, émus jusqu’aux tréfonds par la douceur nouvelle des choses.

Le 21 mars 2015 à 09:39

Comme un poisson dans l'autre

On dit, en musique, qu’il y a deux voies pour la jouer. Apollon ou Dionysos. Il semble que j’ai choisi l’autre… J’habite le temps à Nay, piémont pyrénéen. A côté de Lourdes.8 Mars 2015. Je suis à Tokyo, Japon depuis cinq jours. J’essaye de faire comprendre ce que je veux au monsieur en face de moi qui ne parle ni l’anglais. Comme moi.J’ai pour habitude de dire « My english is titanic » Glou, glou glou.. Ah ah ah.. Bon. Oui je suis au Japon avec ma Dada et Tomoko. On devise sur l’écriture et la cuisine et soudain :  « Flash back »… Fin des années quatre vingt.  Grand festival de jazz en Suisse.C’est ma première apparition officielle avec la  Compagnie Lubat  dé Gasconha.Nous passons en première partie d’une troupe de musique traditionnelle japonaise.« Les tambours Kodo ». Impressionnante de bout en bout. La geste, le son, la discipline.  Des tambours immenses frappés par des hommes mi danseurs mi athlètes équipés de bâtons comme des gourdins. Enorme. Arts marteaux. Plus tard un groupe d’une douzaine de percussionnistes assis tailleurs en un côte à côte rectangulaire. Façon jardin japonais. Zen et nez.  Phrasés vertigineux, silences abyssaux. Réglé comme une horloge. Aucun chef d’orchestre pour faire jouer la partition d’une précision diabolique. Je me souviens leur avoir demandé en anglogascofrançais, gestuelle à l’appui, comment tout ça était possible. Un des leurs m’a alors raconté (je ne sais si c’est vrai – m’en fous) que chaque matin ils parcouraient ensemble un même trajet avec obstacles et que ces obstacles représentaient leur phrases rythmiques. Entre les deux, continuum et silence !Nous, avec la Cie, nous préparions nos concerts avec Dionysos dans les loges et sur scène avec l’autre. Maquillage à l’emporte pièce pour prendre le maquis.  L’art de la conversation. Barricade de l’improvisation.  Pas de thèmes en commun. Ni chansons. Rien. « Free ! » Un de mes premiers chaos collectif. Trouille, état de guerre intérieur. Oreilles incandescentes. Instinct de survie. Sortie de scène. Haie d’honneur des Japonais. Tout de même, sale impression d’après « match »… Mais voilà que quelques heures plus tard j’entends sur la radio suisse ce concert mémorable fraîchement enregistré. Et  je m’entends jouer, parmi les autres, d’un tout autre sentiment que ce que j’avais senti ou ouï sur scène. Certes des moments « dur à cuire », mais aussi du neuf et de la vie par dessus tout. Pour ma part j’entendais un autre moi que je ne connaissais pas…  Je ne sais depuis, s’il faut écrire « jeu » ou « je » est un autre… Trente ans plus tard, sur la scène de la cave poésie de Toulouse dirigée par le génial René Gouzenne aujourd’hui disparu, un homme de théâtre improvise à partir des propositions du public. Après quelques propositions de mes voisins, je lance « altérité ». L’acteur me répond : « Vous pouvez préciser ? ».Silence. «  Vous êtes cruel. » Silence.« Bon, très bien... je ferais altruisme… » Micro déception de votre narrateur. Pas facile de s’altérer. J’aurais aimé plus d’audace quitte à la perdition. Mais il s’agit des mots, du sens et pas des sons. Et les mots dits sont de mille malentendus, sens de mille maux, émaux. Oh ! Ghérasim Luca. Oh Bernard Heidsiek. Oh ! les autres. Tant d’autres ! Je cherche parmi les uns et les autres, les champs et contre champs de la voc’alchimie..   Comme un poisson dans l’OH ! d’ici ou là.

Le 21 novembre 2013 à 11:56

Epiphanie

 Un soir de novembre 1983, je me suis assis sur un banc devant un théâtre parisien. C’était il y a trente ans, j’avais alors dix-huit ans, je m’étais installé à Paris quelques semaines plus tôt, pour faire mes études. C’est le soir, c’est l’automne, c’est novembre, c’est une soirée tumultueuse, emplie de tourbillons venteux, avec de lourds nuages qui cavalent à l’intérieur du ciel, lequel est éclairé d’en bas par les lumières de la ville, qui y révèlent une émulsion gazeuse de couleur jaune suspendue dans l’atmosphère. Des feuilles mortes sont aplaties, lourdes de l’humidité qui les imbibe, sur le sol sableux des allées. Des cuvettes forment des étangs peu étendus, plus substantiels que des flaques, que les piétons doivent contourner. Des lampadaires de fonte, sombres, sculptés, d’une facture assez précieuse, ponctuent les allées de loin en loin et enrichissent d’un soupçon de féerie l’atmosphère de la nuit. Il se trouve que ce soir-là, je n’allais pas très bien, l’avenir et la réalité me faisaient peur, terriblement peur : je craignais de ne jamais trouver ma place en ce monde. Assis sur mon banc aux abords du théâtre, je voyais de nombreux nuages lourds qui avançaient à toute vitesse dans la même direction : la ligne droite des nuages coupait obliquement l’axe est-ouest de la ville, et ce désaxement du ciel par rapport à la géographie urbaine me plaisait beaucoup. Un tumulte extraordinaire m’environnait : vacarme du vent, violence physique des tourbillons, branches noires qui remuent, papiers et sacs plastique qui volent. Je me vivais, ce soir-là, comme un exilé, un apatride, un orphelin, une entité détachée : nulle terre hospitalière, me semblait-il, ne s’offrirait à m’accueillir, jamais : j’entrevoyais mon avenir comme un monumental désastre. Mais quelque chose, dans ce spectacle des nuages noirs qui circulaient à toute vitesse selon un axe inflexible, me rassurait, et m’apaisait. Un flash métaphorique illumina alors mon esprit, il me sembla que les nuages étaient animés par l’énergie d’une détermination inexorable : élan massif de tout le ciel par-delà la stratosphère urbaine. Oui, je me suis dit alors que j’étais là-haut et non pas ici-bas, j’ai éprouvé une grande ivresse à me sentir dans un rapport de complicité analogique avec la vitesse et l’obliquité des nuages, je me suis dit que je serai sauvé par quelque chose de comparable à ce qui pousse le ciel avec une telle vitesse et selon un axe aussi déterminé. Une puissance. Une force intérieure. Le hasard et la chance. Le désir et la volonté. Une puissance et une force qui renverseraient tous les obstacles : car nul obstacle n’interrompait la course de ce ciel sombre et mouvementé. Ce qui précède est la description de l’une des plus puissantes épiphanies de toute ma vie. L’un des moments les plus intenses que j’aie jamais vécus, dans un rare entremêlement d’effroi et de confiance, comme si soudain, dans les ténèbres, à la faveur d’une subite éclaircie, j’avais entrevu ce que pourrait être ma vie trente ans plus tard. Je peux dire que cette soirée de novembre 1983, aux abords de ce théâtre, m’a longtemps servi de socle. J’y ai pensé souvent, avec le plus grand réconfort, toujours. Ce fut pour moi une nuit fondatrice. J’ai raconté cette épiphanie dans mon roman Cendrillon. Pour rendre sensible ce qui s’est joué de fondamental en moi cette nuit-là, je l’ai mise en scène comme une expérience de laboratoire, en postulant deux personnages théoriques, le Personnage A (moi à dix-huit ans, tout juste débarqué de ma banlieue) et le Personnage B (le jeune adulte nanti et socialement établi que je n’étais pas). Postulons le soir, postulons l’automne, postulons novembre, pour que cette expérience épiphanique et visionnaire puisse commencer. Ces quelques pages de Cendrillon, Bertrand Belin en a fait une chanson que j’adore, Postulons, dont les paroles sont toutes des phrases extraites de mon livre. Frédéric Fisbach a eu l’idée d’ouvrir son spectacle, Elisabeth ou l’Equité, en diffusant Postulons dans la salle, lumière allumée, et de faire entrer les comédiens sur ses dernières mesures, comme un fondu enchaîné, avant d’éteindre la lumière, une fois la scène bien engagée. Un fondu enchaîné entre le dehors et le dedans, la réalité et la fiction, le passé et le présent, la vie et l’œuvre, le biographique et le romanesque. Mais surtout un merveilleux principe de continuité entre ce soir de novembre 1983 où j’ai rêvé mon avenir et tous ces soirs de novembre 2013 où ma première pièce de théâtre est représentée, comme si ces soirs présents étaient autant de visions oniriques créées par ce soir ancien, ce soir lointain. Car le théâtre devant lequel, arrivé en avance, je me suis assis, sur un banc, sous le grand ciel désaxé, en novembre 1983, était le théâtre du Rond-Point. Je sais maintenant ce que j’ai entrevu de si beau ce soir-là : c’est ce que je suis en train de vivre en ce moment, ma première pièce créée dans ce même théâtre, le théâtre du Rond-Point, en novembre, exactement trente ans plus tard, comme un rêve, une vision automnale réalisée.

Le 28 novembre 2014 à 10:22

Yasmina Reza : "J'ai eu la chance de travailler avec des acteurs exceptionnels"

Entre burlesque et minimalisme, Yasmina Reza met en boîte la décentralisation culturelle avec Comment vous racontez la partie. Et le public du Rond-Point joue sa partie en applaudissant tous les soirs les débats littéraires organisés dans la salle polyvalente d'une petite commune de province. Jean-Daniel Magnin – Pourquoi traiter sur scène de notre relation au culturel ? N'est-ce pas un sujet très "boutique" ? Cela dit le spectacle passe formidablement la rampe et réussit à nous concerner tous – comment vous y êtes-vous prise ?Yasmina Reza – Au fond j’ai souvent traité la relation à la culture et au « culturel ». Dans Art, Une pièce espagnole  ou Le dieu du carnage entre autres… C’est la première fois que je le fais aussi frontalement. Mais en prenant comme protagonistes les acteurs mêmes de ce milieu, je m’échappe aussitôt de la thématique. Ce qui se noue entre eux, les lieux, les rapports inopinés, les préoccupations intimes sont ce qui m’intéresse. Si je devais résumer ce qui a été le fil de mon écriture, je dirais que j’ai fait là une énième variation sur l’éloignement et la solitude (autres thèmes habituels). – En vous lisant et en regardant la pièce, on a l'impression de voir par transparence ce qui se joue en secret à l'intérieur des personnages. Qu'attendez-vous de vos comédiens ? Quel regard portez-vous sur eux pendant les répétitions ?– Je vous remercie de voir ça. C’est exactement au cœur de notre travail. Cela demande une très grande concentration pour les acteurs. Ils ne peuvent jamais penser : je ne dis rien, je me repose un peu. Ce qu’ils ne disent pas à voix haute et qui n’est pas écrit avec des mots, est quand même écrit dans la pièce. Tout est en gros plan. De par la situation même et aussi de par la nature de ma mise en scène. Tout ce qui est raté, mal réglé, hésitant, tout ce qui est de l’ordre de la non-assurance a été répété avec le plus grand soin. Tous les trous, les silences involontaires, la gêne. J’ai beaucoup d’affection pour ces personnages perdus à Vilan-en-Volène. Et j’ai aussi de l’affection pour la salle des fêtes qu’ils occupent finalement en dansant. – Voyez-vous souvent des mises en scène faites à partir de vos textes ? Est-ce une expérience dépaysante ? Vous pourriez monter d'autres pièces que les vôtres ? Pourquoi ?– Quand j’ai débuté, je me déplaçais assez souvent pour voir les mises en scènes de mes pièces. Je veux dire à l’étranger. A présent presque pas. Sauf pour les grandes créations, notamment en Allemagne où mes pièces sont souvent crées avant la France. Ce n’est pas seulement une expérience dépaysante, c’est aussi une expérience traumatisante parfois. Si vous n’êtes pas en adéquation vous vous retrouvez dans une situation intenable…. Je serais très heureuse de monter d’autres pièces que les miennes, mais il faudrait que ça vienne à moi… –  Que saviez-vous du spectacle avant de commencer le travail de mise en scène ? Qu'est-ce que ce travail vous a permis de découvrir dans la pièce que vous ne connaissiez pas ?–  Je savais certaines choses. L’esprit du décor, de la lumière… Je savais aussi que j’allais m’intéresser aux corps. A tout ce qui est mouvement, façon de se tenir dans l’espace, gestes, aussi minuscules soient-ils. Ma formation va dans ce sens. J’ai étudié chez Lecoq, je me sens proche de la musique, de la danse. Mon écriture est je crois très organique, pas du tout intellectuelle. Il en va de même pour mon rapport physique à la scène. J’ai eu la chance de travailler avec des acteurs exceptionnels, très inventifs et répondants. Les acteurs vous révèlent toujours des couleurs cachées… – D'où viennent les larges extraits du roman de Nathalie Oppenheim, Le Pays des lassitudes, cités dans la pièce ? Sont-ils des pastiches, des textes orphelins "en réserve" ou sont-ils au contraire arrivés en cours d'écriture ? Quels écueils avez-vous dû éviter ? Quels enjeux leur avez-vous confié ?– Un d’entre eux était en effet un texte « orphelin ». Je l’aimais bien. C’est le chapitre de Philippe dans la voiture. Je suis parti de lui pour articuler le reste. J’ai construit un roman en creux, avec l’imaginaire de ce qu’on en dit et qu’on n’entend jamais. Ce qui m’a amusée, c’est de laisser planer un doute au départ sur la qualité de l’écriture de N.Oppenheim. Le texte que je trouve le plus abouti (et que je pourrais revendiquer comme personnel) est le dernier : le Carré des inconnus, que Zabou effectue en slam. – Puisque c'est le travers moqué dans la pièce, un mot sur le roman d'autofiction si souvent mis en avant par l'édition française ?– Pourquoi pas ? Aucun genre n’est mauvais en soi.

Le 23 août 2013 à 09:08

De qui se moque-t-on ?

3. Le temps

Si ce n’est pour donner aux écrivains l’occasion d’écrire en se lançant sur le tard à sa recherche, j’avoue ne pas très bien comprendre pourquoi le temps passe. Pourquoi le temps passe-t-il ? Certes, les horlogers y trouvent aussi leur compte, mais à quel prix ? Pour ma part, je ne connais pas de jeune horloger, je crois bien n’en avoir jamais vu. L’horloger semble le plus exposé au passage du temps, il est en première ligne : c’est un vieil homme, prématurément usé, voûté, à demi aveugle, et ses mains tremblent à force d’émietter en fractions de secondes le gros bloc d’heures qu’il travaille chaque jour aux brucelles, aux pointeaux et même au chasse-goupille. Il se constitue sans doute un joli pactole en vendant ou réparant ses montres et ses pendules ; il n’aura pas le loisir d’en jouir.       Bien fait. Quelle idée aussi d’actionner des mécanismes si pernicieux ? Un beau jour, il explose avec sa bombe. On ne le regrettera pas.       Le temps passe – mais il ne nous emporte pas comme on le suppose ; non : il nous passe dessus, voilà le vrai, son interminable galop nous passe sur le corps. Les éléphants d’Hannibal piétinaient l’ennemi avec moins de hargne. Notre ruine est bientôt consommée. L’enfant écrasé, aplati par ce char implacable s’étire comme une pâte sous le rouleau à pâtisserie jusqu’en des dimensions grotesques. Puis cet adulte à son tour roule dans la farine, mord la poussière, sa face devient bientôt horrible à voir, modelée par le sabot du temps, son nez s’effrite, ses joues se creusent, ses dents tombent, ses yeux apeurés, larmoyants, frappés de cécité voudraient pouvoir s’enfoncer plutôt dans le conduit spiralé de ses oreilles conchoïdales qui au reste n’entendent plus rien, ni même la rumeur de la mer. Ce vieillard accroche encore comme des linges élimés ses chairs grises et jaunes aux tringles mal jointes de son squelette tordu, brinquebalant, désormais inapte à la locomotion, à la préhension et qui rassemble ses dernières forces pour se roidir dignement dans son suaire.       Le temps a fait son œuvre, et cette œuvre est une ruine. Les mousses et les mouches la convoitent et s’y agrègent. Puis le temps s’acharne à pilonner ce débris. Il n’en doit plus rien rester, ni le plus pâle souvenir : tout doit disparaître. Alors que faire ? Que faire pour survivre dans le temps, malgré le temps ? Suspendons-le, mes amis ! Je ne vois pas d’autre solution. À une patère ou à un clou, à un cintre dans une penderie comme une redingote démodée dont les basques ne savent que traîner dans le passé irrévolu, alourdies de boues et de patelles. Ainsi nous irons, frais émoulus chaque matin, vêtus de notre seule peau désormais infroissable, émus par la douceur toujours nouvelle des choses.

Le 3 mars 2015 à 12:37

D'où vient le doute d'être...

J'ai marché pour "Charlie", j'ai porté la pancarte même, ému à mort qu'on ait buté du talent, de l'esprit, des hommes. J'ai marché et des proches presque à la queue leu leu dans un souffle désespéré m'ont dit – mais vous êtes où ?J'ai compris là que je ne n'étais pas des leurs, ils me disaient "vous" comme si j'appartenais à d'autres, comme si éclaté le dernier rempart apparaissait le vrai visage du "nous" dont je faisais pas partie. Ce "nous" visage de la France dont ils se sentaient naturellement "eux" les légataires universels. C'était des amis, des humanistes, des gens de gauche pas des "bouseux frontistes" non ! tout ce qu'il y a d'éclairé. Et j'ai compté les mille pas arrachés à la boue que j'ai fait pour avancer vers eux, j'ai mesuré combien j'étais devenu une caricature de laïcard, obsédé par le dogme républicain, épris de soif absolue de liberté. Dans chacun de ses pas j'ai combattu les soupçons de "Marianne" à mon endroit, aimé la France dans son tout, ses hauteurs d'esprits et ses cavités les plus sombres. J'ai mis un "y" à mon prénom pour le blanchir, me suis incliné devant le supplice d'un autre barbu par politesse, appris tous les subjonctifs possibles et utilisables, pris l'accent de mes pairs et donné ma langue maternelle aux loups. J'ai blanchi au possible pour qu'il n'y ai plus d'ambiguïtés.Au milieu de la foule, j'ai mesuré le petit centimètre que tous ces "Français" avaient accompli à mon endroit... quasi rien. En prononçant ce "vous" une évidence m'a saisi – Magyd ! tu es trop français, retourne à de plus justes proportions. Il y a trente ans, c'était la marche des beurs, la marche de l'espoir, j'avais vingt ans, j'étais déjà ce Français-là. Car... j'ai été français, un temps, quelques années, les premières. Puis petit à petit je l'ai moins été puis de moins en moins, justement parce qu'on me disait que je l'étais. Mais est-ce qu'on dit à un Français qu'il l'est ? ...non !! parce qu'il l'est justement. Le doute s'est immiscé une première fois.Puis "français" on m'a dit que je l'étais pas, puis que je l'étais trop, puis que j'étais un peu des deux... alors j'ai épousé des identités comme autant de causes... j'ai été basque, occitan, provençal, sénégalais, africain du sud, noir d'Amérique, peau rouge, tibétain et même femme et même homo, bref minoritaire.Je me suis perdu. Finalement je suis devenu palestinien, sans le savoir sans le vouloir, un Palestinien sans histoire, vide de sens, vierge de colère ou de rancunes. Un Palestinien des Pyrénées avec l'accent de Toulouse. C'est plus tard que j'ai été arabe et ce n'est qu'à la fin que j'suis devenu kabyle quand j'ai piétiné les montagnes sèches de la vallée de la Soummam et que j'ai entendu prononcé mon prénom avec l'accent de mère ce diminutif familier propre aux miens..."l'mèdj". Epris d'idéal j'suis devenu Palestinien, un Palestinien de France puisque je ne parle que cette langue là, Palestinien dans une terre de droit, d'asile aussi comme on dit où la paix semble s'être définitivement installée, où l'écrit vaut le sang de mille ans de martyrs et la parole libre. J'suis devenu un Palestinien qui ne dort pas dans des camps qui n'a jamais vu la belle étoile qu'au mois d'août  sur des bords de Garonne sans vagues. Un Palestinien sédentaire qui se sentait presque chez lui.Je dis presque parce qu'il y avait à cette époque un ailleurs, un ailleurs aux parfums de figues et de poivrons verts, un ailleurs de mots et de larmes aux tombes enfouies, disparues. Un bout du monde "arabe".Bref toujours connu un toit soutenu par quatre murs... certes pas de briques rouges mais solides.Toujours dormi dans la tranquillité des familles à qui on ne reproche rien et qui fait tout pour.C'était y'a longtemps... J'avais épousé à l'image de mon père le sens aigu de la docilité, la peur d'être montré du doigt, celle d'être puni d'affirmer du soi. Je me suis glissé dans l'habit du "c'est déjà ça"... content de ne pas avoir ce "plus" qui vous met dans la lumière.En quelque sorte... Content d'être terne presque translucide  pour n'embêter personne.N'embêter personne parce qu'un Arabe ça embête tout le monde. L'Arabe... Docile il est chafouin, rebelle il craint. Dans ma famille pourtant, on nous aimait... tous les camps nous aimaient et nous n'aimions personne. Tous   promettaient des lendemains meilleurs... et personne pour nous dire :– Vous allez en chier ! et de quelque côté que vous soyez !C'est là que le camp des promesses athées rejoignait le camp des vœux pieux, dans la promesse du mieux...– Mon cul ! disait mon père. Il disait "TOZ" (bruit de pet)Et chaque jour trahissait la beauté de son lendemain. L'anonymat à cette époque nous identifiait comme solubles dans la république de tous les droits... mais en même temps fidèle à l'ancêtre berbère.Comme dirait l'ami militant j'suis devenu un pâle... Estinien qui conjugue la fougue l'estomac plein.J'ai grandi ainsi dans le "tout va bien" de parents trop effrayés d'avoir à tenir les rennes d'un traineau trop lourd.Abasourdis de misère ils s'en allaient avec la peur d'eux-mêmes, la peur d'être et la peur de ne pas être.La peur d'être immobiles la peur de devenir.Au quotidien la peur de leur propres prénoms, leurs prénoms ces boulets qui les renvoyaient au temps des poux, de la gale et de la faim trompée à l'oignon et à l'huile féroce. Mes parents s'éteignaient de pas comprendre, de pas savoir si l'ennemi est celui qui parle votre langue et porte votre nom ou l'autre qui vous tend une miche de pain en échange de sa botte sur la joue. La guerre d'Algérie y était sans doute pour quelque chose et mon père bien qu'ayant perdu quatre de ses frères pour la cause, doutait. Il me disait :– Tu veux être français ? et mes quatre frères alors !Les moudjahidines algériens l'effrayaient autant que les soldats de l'armée française. Les uns comme les autres le traquaient lui reprochant  de pas être mort  ou d'être toujours en vie. Pourtant, chaque été il bouclait ses valises la grimace au cœur d'imaginer les mille tracas d'un séjour algérien.Là-bas dans la famille il observait la cupidité des siens, l'avidité à posséder : qui la plus grande salle à manger qui le plus gros camion, les meilleures terres, la maison la plus haute et jusqu'au nombre d'enfants... le plus pauvre de ses frères était corrompu jusqu'à la moelle.Et puis on l'attendait pas... lui ! on visait ses poches pour le plumer, lui faire payer la trahison d'être parti.Lui-même au plus bas de l'échelle n'avait pas compris qu'il existait plus bas que le niveau du sol une fourmillée d'agonisants.Il est resté suspect devant cette misère sans fond.Épié par le plus faible traqué par le plus fort.Jamais là-bas il n'a pu élever le moindre mur de briques. Trop d'obstacles, de routes tordues, de reliefs hostiles comme si la nature disait aussi : – Dégage t'es pas à la hauteur.Et tous ces gens l'appelaient mon frère.Les Arabes ont trouvé un subterfuge pour éluder leur impossible dialogue : ils s'appellent mon frère. Ils vous lient par le sang sans qu'une goutte ne coule et quand c'est pas mon frère ils disent à l'inconnu "cousin", ils disent à la fille "ma sœur !", au bonhomme "mon oncle" et même "ma mère" à la dame d'un certain âge.Plus la formule est belle et plus elle est suspecte. Deux blocs faisaient de nous un tout compact, une pâte   sans goût, une communauté sans âme. Les uns par peur de nous voir nous éparpiller, les autres effrayés qu'on devienne "l'autre".  Ils en étaient là, mon père, ma mère, à se méfier d'abord des proches, à harmoniser la comédie des mœurs.Ils acquiesçaient à tous les avis avec pour unique rigueur les cinq topos de l'islam. Ils s'arrondissaient, formaient des courbes, de subtiles rondeurs pour ne pas trahir le cap ultime de leur gesticulations : "ne pas en être". Un mot de trop et la barque tanguait à qui mieux mieux.Ils n'avaient pas d'avis. Plutôt ils se forçaient de pas en avoir... une vie sans avis.Rien ne les avait convaincu dans la vie que d'être vivants sans qu'on s'aperçoive qu'ils le furent. Tous les camps les avaient aplatis, déchiquetés, volés sans qu'ils y gagnent rien. Toutes les promesses accouchaient de coups sur la figure, de guet apens et toutes les douleurs s'enroulaient autour d'eux comme une attaque d'apaches autour du convoi. Ils entendaient le mot "frère" et aussitôt les poignards s'enfonçaient entre les omoplates.– C'est quoi ce peuple !, marmonnait-il.Plus les mots étaient beaux et plus ils se teintaient de la couleur du sang.Ils avaient au moins compris cela, instinctivement. Peut-être parce que blessés trop tôt, blessés avant tout. Avant de voir, de dire ou d'être. Ils en étaient là à vivre dans les minimas humains. Pas loin de l'animal ou pas loin de rien. Ils en étaient là à préférer le moins ennemi des ennemis... c'était déjà ça. Mais voilà d'être à la verticale suffit à vous classer dans la race des hommes et dans l'infime et dans l'intime une flamme résiste à l'appel des basses cours et tout devient possible et mon père a dit à ma mère... – Des enfants ! voilà ! il nous faut quelque chose de pur et renaîtra l'espoir. Ils ont ainsi vogué dans la peur de perdre ce qu'ils étaient et l'envie de devenir ce qu'ils ne seraient plus.L'idéal donc fut d'être palestinien ...ni trop arabe par l'Algérie, ni trop kabyle par la famille ni trop français par la sainte école laïque qui pourtant fit de nous des êtres éclairés... je veux dire des mécréants et on s'est perdus. Il leur fallait une distance, une familiarité lointaine, une cause qui fasse l'unanimité, un idéal sans équivoque, un peuple mythique martyr absolu, une identité imparable. Oui être arabe dans le versant palestinien leur apparaissait jouable, tout y était à construire. Ils tenaient le fil. Ils voulaient pas être multiples, citoyens du monde non !, ils manquaient d'épaules. Palestinien c'est proche et au delà de tout. Et puis...Des ruines seules peut se dresser un drap immaculé.Quelque chose de pur et renaîtra l'espoir.Alors, longtemps mon père s'est glorifié d'engendrer l'élite qui libèrerait le peuple élu du monde arabe, fut-ce au prix de nos vies et lorsque ma mère un beau jour accoucha de  jumeaux il s'écria : – Et de deux pour l'armée des lumières !Ce jour-là même l'amicale des Algériens en Europe vint féliciter ma mère. Ouaaaah !! Là j'ai compris !C'est précisément ce jour là que je suis devenu Palestinien, malgré moi, quand j'ai compris que mon père n'était pas ce nuage sans consistance, cet amateur des ombres, cet anonyme aux goûts futiles, mais un aspirant à la quête de la dimension humaine. Il cherchait ça... la dimension humaine des choses... il cherchait l'homme nouveau sans le savoir.On sait ce qu'il est  advenu de ce pauvre peuple. Les peuples frères ! – Mon cul, a dit mon père !Il disait "TOZ". Longtemps après tout cela il s'est tu, sa détresse s'est tue la mienne avec.                  Nous, ses enfants, sommes devenus les militants frivoles d'une flopée d'idéaux mort-nés qui nous ont conduits de l'Amérique latine en Afrique du sud... des plaines racistes du Texas.... aux montagnes du Tibet et de l'Irlande au Moyen-Orient  et de plus en plus loin à cause du quotidien, ce malheur endémique. Touristes sincères de la cause des frères, on s'est éteints à notre tour.Rien ne nous est apparu fluide.Et quand à la Palestine jamais l'idée nous a semblé si "caduque".Nous attendions du monde arabe qu'il redresse cette moitié de nous trop longtemps affaissée mais pas la moindre lueur de modernité.Rien à l'horizon... et bien qu'à l'agonie il s'échine à penser qu'il est un grand peuple uniforme et compact. Il oublie qu'il est comme toutes les civilisations : épars, fragmenté, multiple et chaque portion se charge d'éradiquer l'autre au nom de la sacro sainte idée de dieu .Les peuples arabes accomplissent ce miracle qui fait que les minorités dominent. Ils font les femmes fantômes et les jeunes aigris. Hier l'Algérie, la Tunisie, l'Egypte aujourd'hui la Syrie assassine ses gosses comme ce roi d'un autre temps qui fit égorger nombre de nouveaux nés pour s'assurer une destinée éternelle. L'éternité, l'éternité encore ce rêve maudit...En attendant aujourd'hui pour croire en moi, pour me trouver et léguer à mes enfants la dimension humaine des choses... je suis en ce moment... encore un peu français.

Le 6 mars 2014 à 08:10

De qui se moque-t-on ?

1. Les pierres

Pardonnez-moi, mais allons-nous longtemps encore devoir supporter ça, en permanence et partout, la présence des pierres ? Sommes-nous si tendres et friables pour toujours et en tout lieu nous déchirer aux pierres, nous y casser le nez, y léser notre peau fragile et le daim plus sensible encore qui la recouvre ?! Car voilà en effet ce que nous sommes pour les pierres : des fontaines de sang prêtes à jaillir, des squelettes en allumettes. Encore un de ces scandales passés sous silence, auquel il faudrait se résigner. Eh bien, non ! Moi, je ne m’y résous pas. Dès l’enfance, la pierre contre nous s’acharne, elle vise nos genoux. C’est bien à tort que nous parlons de son immobilité. La pierre roule, elle fuse, elle est pourvue de la main qui la lance, comme le poing.       Puis elle ne se fige que pour pétrifier avec elle ce monde soudain impénétrable, infertile, inhospitalier. Nos outils de forage n’en percent la croûte que pour trouver au fond la pierre encore. Nous en sommes tout au long de notre vie lestés comme des cadavres après le viol et les trente-six coups de couteau. Pas difficile de comprendre pourquoi nous sommes si peu aériens. Enfin, toute pierre est tombale, jusqu’au couvercle qui se rabat avec un fracas d’éboulement sur le brave homme anéanti, brisé par cette incessante lapidation et qui a renoncé à lutter.       Or que sont-elles d’autre, ces pierres, que les gravats négligemment laissés sur place par le Créateur du Ciel et de la Terre, qui ne daigna pas nettoyer son chantier (et c’est à nous que cela incombe, parmi tant de misères) ? Des déchets, voilà tout, des reliefs, si bien nommés, la ruine déjà dans le projet, le précipité immonde de sédimentations poisseuses. Et ce ne sont pas quelques réussites aléatoires, quelques concrétions cristallines précieuses, elles-mêmes responsables au reste de bien des doigts coupés, qui nous feront oublier les arêtes tranchantes, les angles aigus, la rugosité revêche du caillou partout répandu. L’océan même emploie pour changer les pierres en galets (toujours aussi peu galettes pour nos dents de rongeurs) toute sa patience et toute sa rage au détriment de tant de tâches plus utiles et plus nobles que nous aurions pu lui confier.       Alors quoi ? Que faire, puisqu’il est impensable de laisser la situation s’éterniser ? Je ne vois qu’une solution : déblayons ! Ôtons les pierres. Entassons-les sur la Lune qui n’en sera pas plus morte. Rude besogne, je ne le nie pas. Mais aussi, quelle brèche dans l’avenir, quelles perspectives soudain dégagées ! Un monde sans pierres où nous irons, déchaussés, sur des tapis d’herbe et de mousse, émus depuis la plante du pied par la douceur nouvelle des choses.

Le 27 mars 2015 à 11:52

Depuis le 7 janvier, je parle aux oiseaux

Bonsoir Jean-Daniel,Je t'écris, c'est la nuit.La dernière fois que nous nous sommes écritsc'était à propos du Coq à Lasne je croisun spectacle que j'aurais volontiers partagé avec les spectateurs au Rond-Pointj'aime ce lieu et son foisonnement  l'autre jour je suis venue écouter dans la petite salleLe Discours à la nationréjouissant, interpellantLa scène est cet espace où un autrui renouvelle un autruioffrir être regardé partager la parole créer au même espace d'autres possiblesqui bouleversent font rire rêver interrogent éblouissent tuent ressuscitent...Aujourd'hui, tu m'invites à écrire sur l'autre peut-être est-ce le moment pour moi de le dire...Depuis le 7 janvier, ma vie est bouleversée.depuis le 7 janvier,  je parle aux oiseaux. Je marchais là dans ma ville au plat pays, tôt le matin, "le Carré de Moscou", c'est le nom de cette place aux abords de chez moi ; un oiseau s'est approché et puis un autre, j'ai regardé autour de moi, je me suis dit "il doit y avoir quelqu'un juste derrière mon épaule qui tient un morceau de pain" mais non personne.Un oiseau, oui, et un autre et puis un autre encore…En vérité, Jean-Daniel, je te le dis, je parle aux oiseaux.Je ne parle pas avec mes lèvres,pas avec des syllabes ni avec des voyellespas avec ma langue mouilléepas en sifflant ni gazouillantni croassant ni glougloutant non,pourtant je parle aux oiseaux.Le premier jour, il y avaitdes pigeons bien sûrmais aussi 7 mouettes 29 merlettes38 pinsons 63 moineaux 12 perruches vertestoutes sortes d'oiseauxune nuée d'oiseaux s'est posée petit à petit autour de moila ville dormait encore un peuon s'est entretenu comme ça les oiseaux et moi je peux te dire à quoi pense le pigeon qui ouvre ses ailes quand l'enfant arrive en courantou la sensation fantastique d'une nuée d'oiseaux qui vole en nappe au-dessus de la villeje parle aux oiseaux Jean-Daniel une vieille dame, lente, est passée pas étonnée du tout la dame âgée de me voir entourée ainsi par les oiseauxelle a sorti de son sac des bouts de vieux pain qu'elle a égrainésj'ai picoré les miettesD'ailleurs, je parle aussi aux vieilles dames.J'étais assise sur un banc il y a quelques jours, une vieille dame s'est assise à côté de moiet une autre puis une dizaine de vieilles dames et puis une centaineet toutes ensemble, nous nous tenions là, immobiles, ensuite nous avons traversé la ville au bruit des cannes et des petits talonsgrand troupeau de lenteur et c'était bon Jean-Daniel cette lenteur majestueuse qui recouvrait la villesi bonet aux enfants aussi je parle comme le joueur de flûte je peux si je veux mener un cortège d'enfants aux eaux de la Senne  et puis voilà que l'autre jour un groupe d'hommes et quelques femmes parmi euxse sont rassemblés autour de moije me suis demandé "à qui je parle cette fois-ci ? à quel autre dont je suis l'autre ?"un d'eux m'a tendu une photo du prophèteun autre un fusil d'assautpuis plus rien, juste nous rassemblés comme çaje ressentais en leurs cœurs l'ivresse et la puissance métalliqued'installer un nouvel ordre nous n'étions pas tant que ça  je nous ai comptés, 33là rue de la Paix à Ixellesleurs visages m'interpellaient, me réclamaient justice paix harmoniemais ce sang Jean-Daniel sur mes mains au bout de mon fusilterrible ce sang   mal j'ai malça non je me disais ça pas possiblenous marchions du même pas décidé et effacéet là Jean-Daniel, il y a eu un moment  fantastiquedes vieilles dames se sont jointes à nouspuis les oiseaux nous ont fait une traînece n'était plus un groupe ou l'autrec'était nous tous ensemble et mélangésnous ne savions plus où nous allionsplutôt vers le nord me semblait-il déjà sur mon visage le baiser des embrunset quelques rires naissaient de notre bande drôle presque dansantej'ai senti dans tout mon êtrecombien nous nous portons les uns les autrescombien lui elle toi moi sommes effroyablement prochescombien je suis l'oiseau et la vieille dame et l'enfant et l'extrémisteoh l'autre ! qui me dévisageje ne sais trop quoi faire de tout cela qui m'arriveje me dis que si ça arrive à moi ça doit arriver à d'autres aussi…?une communion sans parolesune pentecôte sans finUne phrase d'Emmanuel Levinas me revient à l'esprit« J’entends la responsabilité comme responsabilité pour autrui, donc comme responsabilité pour ce qui n’est pas mon fait, ou même ne me regarde pas, ou qui précisément me regarde, c’est-à-dire qui est « absorbé » par moi comme visage. »J'attends les jours plus chauds pour parler aux papillonsaux bourgeons peut-être aussiMais à l'instant dans cette nuit où je t'écrisun nuage d'insectes volants arrive vers mois'agglutinese précipite sur l'écran de l'ordiplusieurs nuages tour à tour s'y fracassent  perdent leurs ailes tapis d'ailes à mes doigtsje ne parviens presque plus à t'écrireils me cachent la lumière  et je croisque je vais moi aussipercuter l'écranje suis cet éphémère qui va perdre ses aileset qui se précipite vers la lumièreallez allezje clique sur "envoyer"avant de passercher Jean-Danielavant de tomberjeclic

Le 30 mars 2015 à 09:03

Vienne le temps des âmes incendiées

On dit parfois que la politique consiste dans la distinction entre l’ami et l’ennemi. On dit aussi que l’Autre est la figure de notre question ; qu’il est « notre » question parce qu’il est celui qui nous remet en question ou qui nous pousse à mettre en équation des principes qui, sinon, nous resteraient inaperçus. Mais cette question ne se pose jamais qu’imparfaitement ; cette question ne se pose qu’incomplètement. Dans le carnaval de l’être, l’autre et le même brouillent leurs identités à la première occasion. Ils échangent leur masque dès qu’on a le dos tourné. Au fond, même le plus ignoble des suprématistes racistes sait que l’Eskimo le plus éloigné de lui-même est capable de comprendre sa logique. Et même le plus parachevé des universalistes admet que son voisin de palier n’est pas fichu de saisir ses intentions. Au fond, il n’y a qu’un seul Autre qui soit vraiment Autre, et c’est celui ou celle dont l’existence nous fout en l’air. C’est celui ou celle dont la réalité nous bousille. Il n’y a qu’un seul Autre, c’est celui ou celle qui nous submerge, nous blesse, nous anéantit, nous réduit en miettes. Face à elle ou lui, nous nous retrouvons à parler comme Job dans son fumier : Mais si je vais à l’orient, il n’y est pas ;Si je vais à l’occident, je ne le trouve pas ;Est-il occupé au nord, je ne puis le voir ;Se cache-t-il au midi, je ne puis le découvrir.Ce que son âme désire, il l’exécute.Il accomplira donc ses desseins à mon égard,Et il en concevra bien d’autres encore.Voilà pourquoi sa présence m’épouvante ;Quand j’y pense, j’ai peur de lui.Cet autre, c’est celui qui a la clé de notre mort et qui se tient devant le seuil qui nous sépare de notre vie. Cet autre, c’est tout ce qui nous sépare ; c’est tout ce qui fait de nous un laissé pour compte, un abandonné, un exilé. C’est notre amour, notre assassin, notre double, notre ogre. Cet autre, c’est celui ou celle dont la force nous déconcerte, dont la faiblesse nous épouvante. C’est celui ou celle dont l’étrangeté nous remplit de haine et de désir. Cet autre, même si c’est le dernier des connards ou la pire des idiotes, et surtout si c’est le dernier des connards ou la pire des idiotes, c’est la divinité. C’est le visage de la divinité tourné un instant vers nous, portant le masque de notre persécuteur.Parce qu’il n’y a qu’une seule rencontre véritable de l’autre, c’est de tomber amoureux, et c’est pourtant la chose qui nous sépare le plus. Parce qu’on a goûté à deux la fusion unitive de l’érotique sacré, parce qu’on a vécu un instant la nostalgie de l’âge d’or, tout chez l’autre nous rend possiblement fou : ses absences, ses présences, ses silences, ses signes. Alors on revit, à la vitesse de l’éclair, la chute dans le Temps. On a retrouvé un bref moment l’Eden prénatal et on est violemment retombé dans l’Age de Fer. Viens, étoile absinthe. On a retrouvé les jours qui passent et leur horreur. Déjà la chute de la fusion érotique aux affaires du jour avait entraîné la colère, la haine, les jalousies maladives, les disputes incessantes. Si la passion amoureuse ne se soldait pas dans le double détournement, on chuterait encore et on deviendrait un couple ou quelque chose de ce genre. De guerrier on deviendrait commerçant. On commencerait à s’organiser ensemble, à faire nos comptes et à régler nos factures. Avant la dernière étape, la plus laide : celle des vieux partenaires domestiques d’où tout feu est éteint mais que rien ne peut séparer. Il ne leur manque que le boulet aux pieds pour ressembler aux pénitents auxquels leur résignation nous fait toujours penser.Lorsque notre grand amour nous quitte, c’est le plus beau cadeau qu’il puisse nous faire. Inconsciemment, il n’a pas supporté l’idée de voir le sacré se transformer en profane. Il a préféré la mort à la quotidienneté, la violence à l’ennui. La séparation est alors une blessure si béante que nous avons l’impression d’être troué ; l’impression d’avoir, à la place du cœur, une plaie : cette plaie seule apte à laisser filtrer la lumière. Ce n’est pas lui ou elle qui nous a quitté, c’est la divinité qui s’est retirée d’eux. Ce n’est pas l’amour de notre vie qui est devenu un étranger, c’est l’ange de lumière qui a quitté son corps et a regagné l’un des cieux de son âme.    L’amour n’est pas chose humaine. L’amour est la stratégie des dieux pour nous rappeler que la réalité n’est pas profane et que la vie n’est pas quotidienne. On devrait s’en moquer – que l’amour entre nous et l’autre s’arrête un jour. Ce qui devrait compter, c’est la pureté du sentiment amoureux initial, qu’il faut ensuite réussir à transférer dans nos actions de tous les jours. C’est la pureté de l’instant initial de l’amour qu’il ne faut cesser de fondre dans la matière du Temps – et chaque affaire que nous traitons doit être éclairée par la même ferveur que celle de la fusion érotique. C’est peut-être ça la sainteté : cet état où chaque geste que nous produisons est une lettre d’amour, où chaque rencontre est un transport, et chaque sourire une adresse à la divinité dont on voit la flamme brûler dans l’âme de l’autre. Comme disent les oracles chaldéens : « Espérance au contenu de feu sera ta nourriture. » Vienne le temps des âmes incendiées.

Le 30 mars 2015 à 13:39

Rodrigo García : "Nous ne savons pas aimer"

Rencontre avec l'écrivain, metteur en scène et directeur de théâtre Rodrigo García au resto du Rond-Point. 2e épisode : l'autre. "Pour moi, l'idée de l'autre est très simple : je ne peux pas croire qu'en cet instant même il existe dans le monde des millions de gens qui vivent leur propre vie, je ne peux pas le croire et moi je ne fais en aucune manière partie de leur vie, pourtant j'aimerais les connaître, j'aimerais qu'ils me connaissent, les Chinois, les Boliviens, les Vietnamiens, les Allemands... Ça me semble miraculeux, incroyable que tous ces gens vivent leur propre vie et que je n'aie aucune relation avec leurs vies. C'est quasiment une chose religieuse, je le vois comme si nous étions tous des éléments d'un même être et il y a un démembrement douloureux qui fait que nous ne sommes pas proches, que nous ne connaissons pas. C'est absurde, ridicule mais il y a un mal-être en moi généré par ça, une grande curiosité, un grand désir de voir ce qui arrive aux autres, mais aussi  peut-être une chose sexuelle, je pense que ça me plairait de baiser avec tous ces gens ! Ce qui me surprend c'est que les autres, c'est finalement comme  du spiritisme… Tu vis seul et tu meurs seul, toutes les relations que tu peux avoir dans ta vie – amitié, famille, enfants – je les considère comme des ombres, pas comme des choses réelles. Les seules choses réelles sont les choses physiologiques, la mort bien sûr. Le reste ce sont des inventions pour nous distraire de l'idée principale : nous vivons et que nous mourons seuls. Alors j'ai envie d'être au contact de tous les gens, mais dans le même temps, je sais que c'est impossible, je sais que c'est impossible même que nous soyons ensemble, tous les trois, là, à discuter. Il y a beaucoup de mondes, j'imagine, la réalité que nous avons ici, dans un théâtre à Paris, notre travail, notre manière de vivre ne ressemblent en rien à la vie que peuvent avoir les gens en Bolivie, en Alaska. C'est une question de mondes intérieurs. Je vis dans cette société capitaliste, occidentale, nous connaissons les règles du jeu plus ou moins, mais je pense que ce n'est pas vraiment ça le problème. Je remarque un autre modèle social, économique que je connais de près : c'est la pauvreté, ces gens qui vivent sans argent au Brésil ou en Argentine. C'est quelque chose que je connais bien parce que j'ai vécu là-bas et il y a quelque chose qui continue de me déranger, c'est une forme de moralité, de règles morales qui sont les pires selon moi. Ça n'a pas tant que ça de rapport avec le pouvoir d'achat ou la société de consommation, mais avec une morale horrible, castratrice, une morale catholique, je pense que c'est un problème finalement religieux, surtout en Amérique latine. Ça me préoccupe presque plus, l’égoïsme qui ne connaît finalement pas beaucoup de différences – que ce soit l'égoïsme d'une personne avec beaucoup d'argent, d'un banquier ou celui d'une personne qui n'a rien. Ce qui retient mon attention, c'est la difficulté d'aimer, le fait que nous ne sachions pas aimer. Je pense que c'est plus profond que ces problèmes économiques qui sont évidents. Je dénonce dans mes spectacles cette manière de vivre pour travailler, de consommer, etc., mais je pense que c'est en fait secondaire. Il y a surtout un problème dans la difficulté de trouver une forme de sérénité et d'être plus ouvert à ce qui arrive aux autres. Mais certainement, ce doit être humain de ne pas en avoir la possibilité." Traduit de l'espagnol par Vincent Lecoq

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