Rattraper la langue
Publié le 30/04/2015

Pacôme Thiellement : Les auteurs de "Freaks, la monstrueuse parade"


La Société secrète du spectacle #2

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Autres épisodes :

La communauté des monstres et son langage secret : 2. Les auteurs de Freaks, la monstrueuse parade

Qui était "Tod" Browning (1880-1962), le réalisateur de Freaks, la monstrueuse parade ? La légende dit que c'est un gars du Kentucky qui a quitté sa famille pour un cirque dès l'âge de 6 ans... Son vrai prénom était Charles. Celui qu'il s'est choisi comme artiste vient peut-être de Tod Robbins (1888-1949), auteur de nouvelles fantastiques, dont deux récits ont été à la source de ses films – comme Freaks.

Il y a eu aussi la rencontre avec l'acteur Lone Chaney (1883-1930), l'Homme aux mille visages, célèbre pour ses transformations : il peut se torturer pour se métamorphoser en êtres mutilés au grand cœur, pleins d'abnégation et d'un amour jamais payé de retour – comme un lanceur de couteaux sans bras. Il meurt en 1930, juste avant que Tod Browning tourne Dracula et Freaks. Mais il aura eu le temps d'apprendre à Tod Browning le tour qui permettra à l'actrice jouant Cleopatra de faire la femme-canard à la fin du film.

Place aux poètes, aux créolisants, aux corsaires du langage, place aux passeurs et aux décrypteurs de paroles, place aux cracheurs d'avenir.
Pauvre langue. Réduite en « éléments de langage ». Qui nous parle de plus en plus petit. Pasteurisée, simplifiée, désertifiée par les stratèges en communication. Confisquée par les adeptes du pugilat médiatique, de la harangue haineuse et du bashing. Nos paroles, nos pensées, les mots avec lesquels nous rêvons n'ont jamais été si convoités. Le langage est notre bien le plus précieux. Alors rattrapons ce qui nous échappe peu à peu. Ce langage qui nous façonne. Et qui façonne le monde. Toutes nos infinies façons de dire.

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À voir aussi

Le 5 mars 2011 à 17:05

Denis Robert contre Bankenstein - 1

Exclusif : les coulisses de l'affaire Clearstream

Après la décision de la Cour de Cassation rendu le 2 février dernier entérinant définitivement la victoire de Denis Robert contre Clearstream, la multinationale de la finance, nous vous proposons ici un  feuilleton en vingt épisodes sur les coulisses de cette affaire. Cette conférence a été enregistrée trois mois plus tôt. DR ne savait pas encore qu’il allait gagner...Il raconte en exclusivité pour ventscontraires.net comment il a survécu face au monstre qui nous tient tous en ce moment entre ses griffes. On pourrait l'appeler Mister Finanz ou Master Subprime. Denis Robert lui préfère le nom plus XIXe de Bankenstein : « Mon monstre à moi avait un regard de poisson mort, des muscles d'acrobate, le courage d'un âne et la folie d'un oligarque russe ayant abusé de vodka. Il avait placé au-dessus de ma tête, tenue par un fil, une enclume très lourde fabriquée à Luxembourg. Chacun de mes gestes devait être lent et pensé sinon j'étais mort. »Denis Robert est aussi peintre : après les avoir recoupées, vérifiées, exploitées en tant que journaliste d'investigation, il grafitte les informations glanées lors de son enquête sur ses toiles comme on tague en courant sur un mur dangereux.> épisode suivant> en partenariat avec le site littéraire du Nouvel Observateur, bibliobs.comBankenstein, conférence-performance enregistrée au Théâtre du Rond-Point le 22 octobre 2010

Le 4 novembre 2014 à 10:55

Le Poème du Management et de la Mort

Article paru conjointement dans Le 1 n°30

La vie d’une langue ne dépend pas de ceux qui la parlent mais de ceux à qui elle s’adresse. La chaîne des causes et des conséquences y est inversée comme dans l’amour – où la puissance tantrique dépend moins de la finesse d’émission de ceux qui désirent que de la force de réception de ceux qui sont désirés. La langue n’est un outil de communication que secondairement ; elle est d’abord une maille pour attraper les êtres invisibles, un masque à pensées et une boîte à rêves. C’est pour ça que nous pouvons lire Finnegans Wake, alors que Joyce écrit dans une langue qui n’est parlée par personne. A la source de chaque langue, il y a sa relation avec la « langue des oiseaux », c’est-à-dire la façon dont elle entre en relation avec d’autres états de notre être – ceux que l’on appelle, à défaut d’un meilleur terme, les Anges. Ceux qui parlent « la Langue des Oiseaux » parlent secondairement aux hommes. A travers les hommes, ils s’adressent toujours aux êtres invisibles, aux animaux, aux âmes ou aux forces. Et tous les poètes parlent la « langue des oiseaux », qui n’est pas seulement une question de jargon secret mais parfois la simple découverte d’un rythme ou d’une syntaxe émotive inédite. Toute parole poétique, comme tout amour, est un passage vers l’au-delà. Ce n’est pas son mélange avec les autres langues qui appauvrit le français ; même celui de l’anglais des films et de la musique pop. Come on, dudes ! C’est sa contamination par le langage de l’entreprise, le jargon des publicitaires et politiques, la langue de l’information et de la communication. Ce qui tue une langue c’est son usage « de communication », c’est sa volonté d’être « comprise » à tout prix, son obsession à pénétrer dans le cerveau de son interlocuteur. Cette langue-là, qu’on voit à l’œuvre dans n’importe quel débat d’idées, on peut franchement la haïr comme un viol, parce qu’elle ne s’adresse qu’à ce qui nous rabaisse. Elle ne nous perçoit que comme de la viande à voter, acheter, se faire bien baiser, payer le prix fort et recommencer. Elle ne s’adresse jamais à l’Ange ou à l’Animal qui est en nous, mais toujours à cette sous-merde à laquelle nous voudrions échapper. Et on ne peut jamais lui répondre, puisque c’est à cet usage polémique qu’elle cherche toujours à nous rabaisser. C’est comme les oiseaux mécaniques qui pourrissent la vie du président Schreber : ça ne fait pas « débat » qu’il ne sert à rien de les insulter ou de les frapper ; le névropathe doit leur répondre par d’étranges variations homophoniques pour qu’ils se taisent : il doit les « confondre », les « rendre idiots ». On doit faire pareil avec les managers, les publicitaires, les chroniqueurs et les experts : seule l’interruption poétique pourra mettre fin à leur règne. On doit les tuer par un mystère qui les enferme et les dépasse. La presse quotidienne devrait ouvrir des pages « rebonds » aux écrivains asilaires, aux excentriques scientifiques, aux messies sans disciples : ce sont eux qui commenteraient l’actualité. Eux, mieux que personne, vivent dans les ténèbres de leur chair ce que nous expérimentons superficiellement à l’air libre. Comme Renfield dans Dracula, leur angoissant délire n’est jamais que la vision prophétique de l’apparition imminente d’un Maître de mort. Qui mieux que Jean-Pierre-Aimé Lucas, auteur d’un invraisemblable Traité d’application des tracés géométriques dans lequel il nie l’existence de l’hyperbole ou dissèque la charpente osseuse du cercle dans lequel il découvre quatre carrés de parfaite égalité, a décrit la folie extrême des instituts scientifiques du XIXe siècle ? Les affirmations de la linguistique furent explosées par les visions de Jean-Pierre Brisset, pour qui toutes les langues descendent du bassin d’Anjou, lorsque la grenouille se transforma en homme à l’apparition de son sexe. Le grotesque inhérent à l’appréciation esthétique est démontré par la Balance de la nature de Marie Le Masson Le Golft, qui donnait des notes au cyclamen, au jaguar, à la saveur du crabe ou à l’odeur du laurier rose. Aujourd’hui, les hollow men du monde de la politique et des médias, comme les storytellings épuisants et insistants de leurs spin-doctors, devraient être analysés par les descendants de Berbiguier de Terre-Neuve du Thym qui voyait dans les moindres actions des hommes la main des Farfadets, « perturbateurs du repos et du bonheur du genre humain ». Qui écrira enfin Le poème du management et de la mort ? Car c’est ainsi que prend fin le monde. Pas sur un boum ni sur un murmure. Sur une émission de BFM-TV. On dit que les hommes d’autrefois, menés par Nemrod, le roi-chasseur, avaient construit une Tour pour accéder au ciel. Le démiurge la détruisit ; et de cette destruction provint la multiplicité des langues. Franz Kafka et Raymond Abellio ont tous deux parlé de la Fosse de Babel. Mais le monde de la communication et du management nous apprend que Babel n’est ni une tour ni une fosse. C’est une plateforme – et c’est sur la Plateforme de Babel que nous marchons tous aujourd’hui, priant pour qu’un démiurge revienne afin de la mettre en pièces une bonne fois pour toutes. Car on ne meurt ni dans l’unification titanesque des Anciens, ni dans la dissémination des Modernes. On meurt dans la langue aplatie des ministres et des hommes d’affaire, des technocrates et des chroniqueurs télévisuels. Une langue que tout le monde parle, mais que personne n’écoute. > Retrouvez Pacôme Thiellement au Théâtre du Rond-Point le samedi 29 novembre à 18h30 : La Société secrète du spectacle Cet article est parudans une version plus courte dans le n°30 de l'hebdo Le 1partenaire de ventscontraireset du Théâtre du Rond-Point

Le 1 juin 2015 à 14:39

Pacôme Thiellement : Progressivement la solitude a commencé à s'imposer

La Société secrète du spectacle #4

La communauté des monstres et son langage secret : 5. Etre chez soi dans l'errance enfin Après le mouvement "freaks" lancé par Zappa vient le mouvement hippie : un retour vers l'Homme, le beautiful, le mignon. Le monstrueux se retire à nouveau et donc ne peut pas ne pas reparaître ailleurs d'une façon extrêmement menaçante. Aujourd'hui on semble si loin de ces saturnales, de l'Âge d'or, de toutes les fêtes carnavalesques. On est passé du spectacle avec des humains en scène aux images animées du cinéma, puis à la vision de ces images depuis chez soi avec la télévision. Progressivement la solitude a commencé à s'imposer. La séparation est devenue de plus en plus grande. C'est à ce moment-là que le combat entre la forme monstrueuse et la forme humaine devient le combat de chacun. Pas besoin de s'en rendre compte. Les corps s'en rendent compte. Ils deviennent monstrueux. Tous les progrès de la science pour éradiquer les formes monstrueuses en produisent de nouvelles. On empêche les monstres de naître, mais on le devient mentalement et physiquement en devenant de plus en plus vieux. A mesure que le carnavalesque disparaît, l'apocalyptique s'impose. L'Apocalypse est le moment où il n'y a plus de procédures carnavalesque pour la régler. L'Apocalypse arrive dès lors qu'on ne peut plus faire ressurgir la vie. Quand elle est entrée dans un processus de mort. Mais la part lumineuse de l'Apocalypse — car vous le savez l'Apocalypse est aussi une mariée qui retire son voile — c'est le moment du combat intérieur où on découvre son vrai visage. Il y a une série qui a très bien parlé de tout ça : La Caravane de l'étrange (Carnivàle). Après la résurgence des freakshows avec Zappa ou sous un aspect mélancolique dans les disques des Residents, il y a eu le roman de Teodore Sturgeon, Cristal qui songe (un enfant rejoint un groupe de monstres pour devenir l'un d'entre eux), qui raconte comment transformer sa vie en œuvre d'art, à la manière de la dissonance qui nous rappelle que le système tonal est  extrêmement récent et moderne – artificiel, imposé, pour faire disparaître toute la microtonalité. Dans le roman l'enfant se rend compte que la forme freaks est originelle et que la forme humaine à laquelle il a essayé de se conformer est extrêmement récente. La série Carnivàle s'est arrêtée après deux saisons (alors que 6 étaient prévues). Elle suit deux lignes de récit. 1° Le voyage d'un cirque de monstres dans les Etats-Unis, qui traverse d'abord des villes réelles, puis des villes imaginaires. 2° L'ascension d'un prêtre méthodiste qui va devenir énorme à travers l'église des ondes : la radio. Il est un avatar des forces destructrices, "La Main gauche de Dieu" ou "Le Passeur de destruction". L'idée de la série : la vérité est protégée par l'illusion, elle est détruite par la transparence. C'est la première fois qu'on trouve une fiction qui réunit la pensée traditionnelle et tous les apports de la modernité — c'est une réflexion sur le pouvoir pastoral : ça peut être entre les mains des prêtres que le mal se transmet. La série se déroule pendant la Grande Dépression et se présente comme une apocalypse : la fin des freakshowes a lieu au moment de la prise du pouvoir de la radio chez les gens. Lorsqu'on invente un nouveau rapport à la solitude. Le monde qui s'invite chez vous par les moyens de communication n'est pas du tout le monde de l'illusion. Ce qu'il a de positif, c'est qu'il fait de vous-même — de votre corps — le lieu même du combat, le lieu de l'Apocalypse. Il est important aujourd'hui d'arriver à concevoir sa propre personne comme un lieu de combat entre les forces de l'homme et les forces des freaks… d'être chez soi dans l'errance enfin. Mais pour cela il faut parvenir à recréer cette forme d'amitié qu'ont les freaks entre eux en sortant de l'esprit de concurrence propre à l'Homme. Chez les freaks, il n'y a que des singularités, personne ne peut dire : "Je suis Schlitze à la place de Schlitze." > écouter le podcast audio complet

Le 8 novembre 2014 à 09:26

Pacôme Thiellement : Le Langage secret des monstres

Essayiste navigant entre pop culture et tradition ésotérique, Pacôme Thiellement vient au Rond-Point le 29 novembre desceller chez les Freaks une conjuration prophétique de la société moderne, la rédemption carnavalesque de son appétit de transparence et de sa parole enchaînée. Ventscontraires – On dit souvent que chaque époque a ses usages propres de la langue . Comment caractérisez-vous notre rapport à la langue aujourd’hui ?Pacôme Thiellement – Extrêmement technique. Et avec une obsession de l'efficacité qui confine à l'obscénité.  – Selon-vous qu'est-ce qui menace la langue et qu'est-ce qui la « sauve » ?– Question très hölderlinienne — du coup je répondrai : la même chose. On sauve une langue en donnant un chatoiement poétique à ce qui la menace. On menace une langue en donnant une fadeur prosaïque - un souci de rentabilité et une vulgarité de slogan - à ce qui la sauve.   – Et votre propre langue, qu'avez-vous à en dire ?– Je l'acquiers lentement. Je l'use trop vite. Je la régénère le plus régulièrement possible.  – Quel événement et/ou quelles rencontres ont façonné votre langue et qu'est-ce qui la nourrit au quotidien ?– Pour la logique, René Daumal ; pour la poétique, Gérard de Nerval ; pour la métaphysique, René Guénon ;  contre tout le reste : Alfred Jarry. – Nous vous avons proposé de venir au Rond-Point "rattraper la langue"... Comment allez-vous vous y prendre ?– En la relâchant, pour qu'elle retombe d'elle-même sur ses pattes ; comme le chat à qui je l'ai donnée ! Illustration : Freaks (la Monstrueuse Parade), de Tod Browning

Le 18 mars 2015 à 09:52

Etre autre à l'expo !

A la mémoire des 30.000 exhibés que l'Occident a mis en scène

Si on est toujours l'autre d'un autre, chacun est pris dans un jeu de miroirs sans fin, mais avec le zoo humain, on sait de quel côté l'autre est. Il est dans l'enclos. Il est observé. Alors essayons de prendre cette place, celle de celui qui est regardé. Nous avons du mal aujourd'hui à prendre la place de ceux qui étaient exhibés, tout simplement parce que la violence du regard et celle de l'exhibition est une sorte d'humiliation médiatique, tout en étant un "spectacle". De fait, l’histoire des rapports entre les Hommes s’est souvent construite au travers de la mise en place de jeux de domination. Ceux-ci peuvent prendre des expressions complexes et diverses, mais le savoir sur autrui comme son exhibition sont deux des formes les plus classiques. Depuis toujours "l’Autre" a questionné, interrogé, étonné. C’est pour cela que l’on s’est empressé de le montrer puis de le mettre en scène. Lorsqu’elles sont montrées, les choses étranges ou nouvelles suscitent de l’émotion comme l’admiration, de l’inquiétude ou du dégoût. Cette relation à l’exhibition comporte des degrés divers : l’artiste qui se met en scène pour valoriser ses prouesses ; le corps qui s’exhibe dans une perspective érotique, comme dans le cas de la danse ; le vaincu ou l’exclu qui est montré pour symboliser la domination, la défaite ou un châtiment à venir. Lorsque sa monstration devient l’expression d’une mise à distance de tout un peuple (ou d’une "race" exotique), le reflet d’une identité ou d’une difformité, voir la fusion des deux, alors commence une autre dimension de l’exhibition, celle de la construction d’une altérité, d’une exclusion. Ici, l'autre est montré non pour ce qu'il fait, mais pour sa "race". Sa sauvagerie présumée, et inventée.     Déjà avec Cortez et les Indiens Tupinamba présentés au roi de France en 1550, puis avec les "sauvages" collectionnés par le duc Guillaume V de Bavière vers 1580 aux côtés d’une palette étonnante de nains et d’estropiés, l’arrivée du Tahitien ramené par Bougainville en 1769 ou l’exhibition d’Omai présenté en Grande-Bretagne au roi d’Angleterre George III et à l’Université de Cambridge, on assiste à la mise en place progressive de la catégorisation de l’autre. En France, la Révolution française initie la Société des Observateurs de l’Homme, en 1800, donnant corps à une première forme d’anthropologie qui conduit à l’observation d’un "jeune sauvage de l’Aveyron" et du Chinois Tchong-A-Sam. Dans le même temps, délégations royales, visiteurs princiers, esclave-artistes affranchis, voyageurs-négociants venus des quatre coins du monde se croisent (et se fixent) en Occident, donnant à voir un "exotisme" qui émerge dans les images comme dans les imaginaires. Les délégations du Siam, les ambassadeurs de la Grande Porte ou du Sultan, les "princes nègres" et autres représentants de l’Annam et des Indes, croisent ces "chefs" Amérindiens, ces "fils de…" des côtes de l’Afrique et autres "curiosités orientales" qui rentrent dans le paysage familier des cours royales et impériales.Aux États-Unis, dès le second quart du XIXe siècle, le spectacle de l’Ailleurs, est incarné par les cirques qui poursuivent la tradition européenne de l’exhibition d’animaux dans les foires, mais sans en posséder les finalités scientifiques ou pédagogiques. C’est dans ces spectacles grandioses de la culture américaine, que vont fusionner les ethnic shows et les freaks shows. La référence en la matière — qui a donné au modèle son nom — reste Barnum, avant que ne s’impose le Wild West Show de Buffalo Bill. Nés en Amérique, ces "professionnels de l’étrange" organiseront des tournées à travers le monde. Leur démarche sera d’exhiber les êtres les plus "sauvages" (notamment les Indiens) ou les plus « étranges » (inventant même des figures archétypales), hybrides d’humanité et d’animalité pour fasciner un public encore assez naïf. À New York, le Musée américain de Barnum, en plein cœur de Manhattan, devient le show le plus populaire du pays. Ce qu’il invente alors, c’est la mise en scène de l’étrange dans un espace dédié aux loisirs, en programmant simultanément des conférences "scientifiques", des danses ou des reconstitutions théâtrales. Dans un second temps, Barnum va créer le Grand Congress of Nations, sorte d’aboutissement idéologique de ces premières exhibitions à caractère mercantile. Dans ce cadre, il présente les Aborigènes australiens de Cunningham, de "féroces zoulous" en tournée mondiale, des "Indiens sioux" recrutés dans les réserves, un Nubien "sauvage musulman" et quelques autres spécimens exotiques. Déjà, la frontière entre visiteurs et visités est clairement visible. On sait alors de quel côté du récit on se trouve devant ces images. C’est ensuite que s’élaborent, sur le vieux et sur le nouveau continent, mais pas encore au Japon, les paradigmes d’une mise en norme du monde dont la partie visible devient à la fois un spectacle populaire, une leçon de choses scientifique (à travers l’émergence des sociétés savantes) et une démonstration explicite du bien fondé des hiérarchies coloniales ou des distinctions raciales, au moment même où se fixent les "identités nationales". Alors que l’on sort progressivement — avec les abolitions — du temps de l’esclavage et que l’on entre dans le temps des empires, l’ordre du monde s’organise entre ceux qui vont être exhibés et ceux qui en seront les spectateurs.Lors de l’Exposition universelle de Londres, en 1851 — la première d’une longue série, et deux ans avant la tournée des Zoulous et une décennie après l’ouverture du musée de Barnum —, les pavillons consacrés au Moyen et à l’Extrême-Orient, notamment à l’Inde, surprirent les visiteurs par la qualité des productions artistiques. Par contre, le pavillon de l’Égypte fit sensation avec la Rue du Caire. À Paris, Chicago, San Francisco, Berlin ou Milan, cette Rue du Caire, par son exotisme de carton-pâte, va attirer des millions de visiteurs. En parallèle de ces reconstitutions éphémères et des musées de « choses », vont être imaginées les troupes exotiques, qui sous l’égide d’impresarios d’un nouveau genre, vont investir le monde. La première troupe de ce type (recrutée et pensée comme telle) fut exhibée par l’entreprise Hagenbeck en 1874 à Hambourg, l’année même où Barnum arrive en Europe, constituant pour toute l’Europe de l’Ouest et centrale une date-charnière dans la mutation des exhibitions humaines. Il s’agissait alors d’une famille de six Lapons (les "sauvages" de l’Europe) accompagnée d’une trentaine de rennes. En raison de ses premiers succès, l’Allemand Carl Hagenbeck exporte ses exhibitions dans toute l’Europe occidentale, notamment à Paris à partir de 1877 au Jardin d’acclimatation de Paris, dans un des lieux de plaisirs et de détente où les enfants de France vont aujourd'hui se promener, ici va professionnaliser les exhibitions de groupes humains sous le nom d’expositions anthropozoologiques.L’intérêt "scientifique", l’actualité "coloniale", la volonté « politique » et le monde du spectacle ne suffisaient cependant pas à faire venir le public, comme le soulignent les échecs — en termes de fréquentation et d’équilibre financier — des Bella-Coola en Allemagne, des Kalmouks en France, des Esquimaux en Grande-Bretagne ou des caravanes égyptiennes aux États-Unis, que le public ne trouve pas assez "exotiques", "sensationnels" ou "originaux". Il fallait toujours innover, créer le "spectacle", inventée une "sauvagerie" toujours plus galvanisante en matière d’altérité, promouvoir par l’image, et donner le sentiment aux visiteurs d’un "jamais vu" toujours plus excitant. Après les premières exhibitions de spécimens contraints, les organisateurs comprennent vite que la rémunération et la professionnalisation sont les clés du succès pour des tournées pouvant durer plusieurs années. Quelques soit la frontière entre le vrai et le faux, la présentation des « sauvages » indique également qu’ils sont, du fait même de leur statut, inférieures à l’Européen, donc colonisables. Ce processus est aussi inséparable de la quête d’identité qui affecte les sociétés du "vieux continent" dans le cadre de la construction des États-nations, comme de l’affirmation d’une "spécificité américaine" Outre-Atlantique depuis la fin de la guerre de Sécession ou de la "modernité Meiji" au Japon depuis 1878. L’exhibition sert aussi, dans ce cadre, de mécanique à "fabriquer du national", de l’identité, de la fierté et de l’unité nationale. C’est une sorte de miroir en négatif de l’Européen, une image qui rassure les visiteurs sur leur modernité et leur "normalité".  C'est dans ce mouvement qu'une famille Kali’na de Guyane, originaire d’un village sur les bords du fleuve Sinnamary, a été amenée à Paris en 1882 au Jardin zoologique d’Acclimatation. On a fait venir avec les Kali’na (appelés alors Galibis), deux pirogues pour naviguer sur le petit lac du Jardin parisien, différents objets de la vie quotidienne, de la terre à poterie, du coton pour que les femmes travaillent aux hamacs, de la fibre d’arouman pour la vannerie réalisée par les hommes, des feuilles pour couvrir les semblants de carbets édifiés pour les accueillir, ainsi que des provisions de semoule de manioc et du poisson salé. L'exhibition semble plaire au public et quelques articles montrent l'intérêt des savants, mais aussi celui de la grande presse. Ils venaient de Guyane française et cette histoire traumatique est à peine connue des enfants de France et à peine de quelques uns en Guyane ou aux Antilles. Dix ans plus tard, en 1892, d’autres familles Kali’na et Lokono du Maroni arrivent de nouveau à Paris, pour être exhibées au Jardin d’Acclimatation. C'est à leur place que je me situe ici. Les familles sont parquées, soumises au regard importun des visiteurs, contraintes de se donner en spectacle jour après jour, comme l'explique la presse d'alors : "On a aménagé une grande galerie en bois, séparée en deux par un couloir, et ayant de chaque côté une rangée de lits de camp, sur lesquels sont jetés des matelas. C’est là que les Caraïbes ont organisé un campement des plus curieux à visiter. Dès que la température le permettra, on élèvera sur la plate-forme une cabane en troncs d’arbres sur le modèle de celles de leur pays, et ils s’y tiendront de préférence. Leur séjour à Paris durera deux mois." Arrivés à Paris à la fin de l’hiver, les Amérindiens tombent malades et la décision est prise de ramener tout le monde en Guyane. Celle-ci arrive trop tard, et trois d’entre eux vont mourir sur place, d’autres peut-être pendant le voyage de retour. Le prince Roland Bonaparte a photographié ces familles en 1892, laissant une galerie de portraits exceptionnels. L’existence de ces portraits a longtemps été ignorée des Kali’na qui les ont découverts en 1991. Vingt ans plus tard, en 2011, dans le cadre de l’Année des Outre-mer, l’organisation d’un village sur les cultures ultramarines au Jardin d’Acclimatation a fait ressurgir ce passé douloureux, parce que les organisateurs faisaient spectacle sur ce site sans même faire référence à ces exhibitions et aux morts sans doute encore sous terre en ce lieu. Le scandale éclate. La mémoire est troublée. Beaucoup ne comprennent pas ce qui choque. Quatre ans plus tard, je m'imagine en héritage de ce récit qui traverse les siècle à l'occasion de l'inauguration du bâtiment de la Fondation Vuitton. Des milliers de visiteurs, de toutes les cultures du monde, viendront en ce lieu, rendront hommage aux cultures du monde. Bien peu connaîtront l'histoire de ces exhibés morts en scène. Que restera-t-il de l'histoire des Kali'na, exhibé 125 ans plus tôt sur l'esplanade, dont certains sont enterrés sur le site ? Pas grand chose et en même temps je me mets à la place de l'autre, ici même, et je me dis que les fantômes des zoos humains sont désormais les âmes de ce lieu dédié à l'art. On ne leur a jamais offert un lieu de mémoire, et bien cette fondation est indirectement leur lieu de mémoire à eux que nous n'avons pas su encore leur donner. C'est une ironie de l'histoire, mais la mémoire des lieux dépassent celle des hommes. En me mettant à la place des Kali'na et des 30.000 exhibés que l'Occident a mis en scène, je regarde autrement les un milliard et demi de visiteurs qui vinrent un jour visiter le "sauvage". Des visiteurs, des visités, un lieu de mémoire, une histoire qui désormais s'entrecroisent. A chaque fois que je rentre dans ce temple offert à l'architecture contemporaine, je pense à eux. Je pense à nous. Je pense à moi.

Le 18 mars 2015 à 17:22

Pierre Fourny : "Je me suis mis à couper les mots écrits en deux"

Performer typographe, Pierre Fourny vient le 26 mars au Rond-Point jongler avec les mots qu’il collectionne dans sa ménagerie. Fourny écrit et compose, à partir de la forme des mots, de nouveaux mots par saut périlleux, contorsions, funambulisme. Et vous verrez que le mot arbre cache bien toute une forêt. Une réflexion sur le rapport de notre cerveau à la lecture et à l’écriture. Ventscontraires – On dit souvent que chaque époque a ses usages propres de la langue. Comment caractérisez-vous notre rapport à la langue aujourd’hui ?Pierre Fourny – Je dirais que nous n'avons pas notre langue dans notre poche, ce qui veut dire aussi que nous ne savons plus très bien où nous l'avons mise, notre langue. C'est sans doute le signe de la grande légèreté avec laquelle nous l'utilisons. Une légèreté affranchie de beaucoup de tabous, bénéfique et enrichissante par bien des côtés, mais une légèreté qui n'est pas sans risque pour ces outils fondamentaux que sont les langues (au pluriel cette fois) pour la construction, par le partage de la parole, des êtres humains que nous sommes. Les langues ne s'usent pas si l'on s'en sert. Au contraire il faut s'en servir, dans leur intégralité, pour qu'elles ne tombent pas dans l'oubli. La langue dont on se sert, il faut donc s'assurer de bien se l'être mise dans sa poche, de la maîtriser et de bien la tenir.– Selon-vous qu'est-ce qui menace la langue et qu'est-ce qui la « sauve » ?– Le risque, c'est de trop la tirer, la langue : si elle s'allonge dans tous les sens, elle peut devenir informe. Et on aura beau alors se tirer les oreilles, on ne l'entendra plus. Pourtant, en soi, une nouvelle langue, ce serait plutôt séduisant… mais, dans ce cas, il faut faire le deuil de tout ce qui s'est dit et écrit dans l'ancienne langue. Il faudrait tout traduire dans la nouvelle langue. Ce qui fait durer, triompher une langue, c'est l'écriture (et donc la lecture). C'est quand la langue vient capter l'attention de l'œil et de la main qu'elle trouve son salut. C'est cette alliance avec l'œil et la main qu'il faut continuer à nourrir et faire évoluer, tout particulièrement dans le passage que nous vivons : celui du papier imprimé à l'écran portatif (de type tablette ou smartphone).– Et votre propre langue, qu'avez-vous à en dire ?– Ma langue est en bonne santé, bien musclée. J'aime les sons qu'elle produit, précis, mais aussi la mélodie, dictée par cette règle si étrange qui fait déplacer l'accent tonique en fonction de la signification des mots et groupes de mots que l'on emploie. En français, l'accent tonique est sur la dernière syllabe du groupe de mots qui fait sens. Dans beaucoup d'autres langues, l'accent tonique est le plus souvent fixe, sur la dernière syllabe, ou l'avant dernière, de chaque mot.– Quel événement et/ou quelles rencontres ont façonné votre langue et qu'est-ce qui la nourrit au quotidien ?– L'événement, c'est de l'avoir coupée en deux, ma langue, et un peu celle des autres au passage. Je me suis mis à couper les mots écrits en deux, horizontalement, parce qu'à y regarder de plus près, il s'avère qu'il y a des mots qui contiennent la moitié d'autres mots. Aujourd'hui, les outils dont je dispose me permettent même de découvrir des mots entiers à l'intérieur d'autres mots… L'écriture, la graphie des mots, devient ainsi matière à spectacles, parce que pour voir ce que nous avons pourtant sous les yeux (des mots, mais dans d'autres mots), il faut impérativement l'action : séparer, superposer, recoller les mots entre eux. Sans ces actions, on ne voit rien… rien qu'un mot. Cette découverte a définitivement attiré mon attention sur la puissance de l'apprentissage de la lecture, auquel nous sommes soumis, à l'efficacité en quelque sorte indélébile de cet apprentissage : une fois que nous savons lire, il y a tout un tas de choses que notre cerveau ne peut plus voir, que nous ne devons plus voir.– Nous vous avons proposé de venir au Rond-Point "rattraper la langue"... Comment allez-vous vous y prendre ?– Eh bien je vais vous inviter à ce grand cirque en noir et blanc qui tourbillonne au fond de votre cerveau, le cirque de mots. Ce sont les mots écrits qui tiendront le premier rôle : acrobates, contorsionnistes, magiciens… Ils vont vous demander de les regarder d'un autre œil, ou plutôt ils vont se présenter à vous de telle façon que vous ne les regarderez jamais plus du même œil. Vos yeux liront les mots qu'ils verront, bien sûr, c'est le but de l'écriture… Mais ils se mettront aussi à en voir d'autres, des mots, totalement invisibles jusque-là. Je viendrais ainsi, au Rond Point, révéler le dess(e)in caché des mots écrits !

Le 16 mai 2015 à 08:15

Pacôme Thiellement : Le mouvement freaks lancé par Zappa

La Société secrète du spectacle #4

La communauté des monstres et son langage secret : 4. Le retour des freaks dans un monde trop humain Il faudra un certain développement de la télévision pour qu'on retourne la caméra vers nous, avec l'arrivée des émissions de téléréalité. Ce qui se donne à voir avec Le Loft, a écrit Baudrillard en 2001 dans son texte L'Elevage de poussière, c'est qu'on voit qu'il n'y a rien à voir : on observe qu'on n'y voit rien, rien hormis ce qu'il y a de pire, le vide. Ou, comme le disait déjà Benjamin : "vivre sa propre destruction comme une sensation esthétique de premier ordre." La disparition des freaks – qui nous disaient l'étendue infinie de la création –, laisse un vide immense à combler. Le film, qui date de 1932, reparaît dans les années soixante. Frank Zappa le voit et lance le mouvement  "freaks" qui précède celui des hippies : il s'agit de devenir monstre, de fonder une société de freaks, pour sauver l'Humanité. Déguisés ils s'en vont danser bizarrement dans les fêtes d'Hollywood. Ils sont les premiers à se rendre compte que les films d'horreur devaient être réinvestis sous forme carnavalesque. C'est que les anciens dieux abandonnés demandent à revenir dans le monde des hommes, par exemple sous la forme des monstres des romans gothiques du XIXe siècle. King Kong, qui fascinait Zappa, représente bien ces puissances qui nous aidaient à vivre et qui se retournent contre nous quand on ne les accepte plus. > écouter le podcast audio complet  

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